Kellen & Hella

Si ça ne tenait qu'à moi, jamais je ne me serais présentée ici. Mais il avait insisté, comme d'habitude. "Ce n'est pas tenable de vivre comme ça, Hel'" avait-il fustigé lorsque je faisais une fois encore preuve d'une maladresse exemplaire, remerciée uniquement par mon statut de récemment malvoyante. Mais j'étais fière. Très fière. Trop, sans doute, et c'est par ruse qu'il aura fallu qu'il m'attire jusqu'à ce chenil, si je devais en juger par l'odeur de terre mouillée et les aboiements incessants de chiens doublés des ordres encourageants de leur maître. Je ne pouvais peut-être plus voir, mais le regard dur que je posais sur lui ne le laissait pas dupe: il allait payer sa tromperie. Je n'avais pas besoin d'aide, la cécité n'était probablement pas permanente et si elle l'était, je préférais me bercer d'illusions. Avoir un chien? Et puis quoi encore? Je n'étais pas sûre de savoir m'en occuper comme il fallait et il y avait bien assez d'animaux dans des refuges et autres pour que j'en ajoute un à la liste. Mais il m'avait conduite, et j'ignorais cette partie de la ville: filer à pied et fuir ce qu'il m'imposait risquait tout au plus de me faire finir la route contre un mur, idiote que je pouvais être.

Bonjour, je m’appelle Kellen.... Je sursautais légèrement: je n'avais pas entendu Kevin revenir, et encore moins avec quelqu'un. Mais maintenant que le vent portait à mes sens n'importe quel parfum sauf celui de after-shave qui m'insupportait tant, je venais à comprendre pourquoi: apparemment, l'homme qui venait de se présenter était revenu seul, Kevin étant parti je ne savais où. Pendant un instant, la crainte qu'il m'ait plantée là me traversa l'esprit, rapidement balayée par la certitude qu'il ne me ferait jamais un coup pareil. Alors je l'écoutais. Cette homme à la voix suave. Ce professionnel que je tentais tant bien que mal de visualiser... Plutôt jeune, si j'en jugeais à la voix, et au visage assez jovial si je devais le deviner à l'enthousiasme qui s'y entrelaçait. L'homme se mit à mon côté et entrelaça son bras avec le mien, indiquant la moindre étape de où nous nous rendions et pourquoi, laissant une main libre pour tâtonner du bâton l'inégalité du terrain. Il me guidait, je m'assurais... Je venais à me demander combien de fois il avait bien pu faire ceci. Ne rien dire n'était peut-être pas la chose la plus polie à faire, mais je ne pipais mot, à la fois inquiète et excitée, rabougrie et enjouée.

Quel intérêt y a-t-il à s'exercer avec un animal qui ne me connaît pas ? Ma voix était cassante, je restais sur la défensive même s'il faisait tout pour me faciliter les choses. Je n'aimais pas être traitée en victime et juste le fait d'être ici le hurlait à plein poumon. Détournant mes pensées vers autre chose, je sifflais doucement pour appeler l'animal à moi, tendant la main ouverte vers le bas en espérant que le chien vienne et me permette de plonger mes doigts dans sa fourrure. A perdre la vue, on se fie à nos autres sens et ce n'est pas en me parlant d'un animal sans que je ne puisse le toucher que j'allais pouvoir savoir si lui et moi allions nous entendre. Kellen indiqua qu'il me faudrait nommer la bête, et moi je m'agenouillais déjà pour m'approcher un peu plus de lui, devinant son poil long, plongeant mes doigts dans le crin soyeux dans une caresse autant destinée à flatter ce bonhomme qu'à me permettre de me faire une meilleure idée de ce qui me faisait face. Quelques minutes tombèrent ainsi, le chien étant de plus en plus enthousiaste et manquant à plus d'une reprise à me faire tomber au sol.... jusqu'à finalement réussir son coup. Une main se posa sur mon épaule, glissa le long de mon bras puis vint capturer ma main et c'est ainsi que je comprenais que Kellen me proposait son aide pour me relever; j'avais eu pleinement le temps de le rabrouer, plein de temps pour refuser, mais le frôlement m'avait laissée sans voix et le temps que je reprenne assez mes esprits pour protester, j'étais debout. Sohan. Il s'appelera Sohan. Ce bonhomme a l'air d'être un vrai tombeur... Le prénom en sanskrit signifiant galant, charmant, agréable à voir, je pensais que cela tombait de sens. Si je pouvais seulement le voir, je ne doutais pas que l'animal allait s'avérer particulièrement magnifique...

Est-ce que.... ? Je ne terminais même pas ma phrase que je faisais déjà un pas vers lui, sa main capturant toujours mon poignet comme s'il craignait que je ne tombe à nouveau et levant les mains vers là où je devinais être son visage, je ne faisais une halte que d'une seconde avant de poser les doigts sur ses traits. Il aurait pu m'arrêter. Il aurait pu faire quelque chose... Je ne faisais pas ça avec tous les gens que je connaissais, loin de là, mais je pensais que... Enfin, apprendre à savoir à quoi il ressemblait n'allait pas s'avérer inutile. Mes doigts parcoururent sa peau, traçant la carte de ses traits, le mapping 3D de son apparence dans mon esprit. Kellen n'était soudain plus "rien que" une voix, il devenait un homme et si son souffle sembla s'arrêter lorsque je traçais le contour de ses lèvres, il reprit de plus belle lorsqu'enfin je laissais aller mon exploration. Si vous êtes supposés nous entraîner, je préfère d'emblée savoir à qui j'ai affaire. Monsieur Kellen, voici Sohan, je présentais le chien, quant à moi, je m'appelle Hella. "H" aspirés oblige, je donnais une connotation étrangère à nos noms qu'il lui aurait été impossible d'ignorer. Entre ça et mon anglais moyen, à l'accent à couper au couteau, il ne fallait pas avoir fait BAC+3 pour comprendre que je n'étais pas du coin...