Angoisse. Cissy avait déjà expérimenté ce mot à de très nombreuses reprises mais là, cela dépassait de très loin tout ce qu’elle avait pu ressentir jusqu’à lors. En effet, son frère aîné, Gabriel, avait récemment été retrouvé après de très longues années d’absence… la jeune blonde ne l’avait jamais vu, ne savait même pas comment il était physiquement et, plus important encore, ce qu’il faisait dans la vie. Il s’agissait d’un parfait inconnu à vrai dire, mais elle l’aimait déjà. Il était son frère, quoi de plus normal ? De longues années durant, c’est comme si on avait grossièrement arraché une partie de son âme sans aucun espoir de la retrouver un jour. Voilà pourquoi elle avait insisté pour se rendre en Genovia le jour même de l’annonce de la nouvelle, accompagnée bien évidemment de Constance, sa nourrice, et de Markus, son majordome. Cissy n’avait pas la moindre idée du moment où son frère était censé arriver au palais… mais elle avait grande hâte que cela soit le cas. Hélas, elle fut la première à arriver sur les lieux. Elle passa un bref moment avec ses parents, qui ne manquèrent pas de la questionner avec insistance au sujet de sa vie à New York, non sans tenter de la dissuader de continuer, mais la jolie interne n’en n’écouta aucun mot et s’éclipsa rapidement pour se repaître de l’odeur florale de l’immense parc du palais. Aucun garde-chiourme à l’horizon, un simple bouquin sur la neurologie pédiatrique, de quoi l’occuper une bonne partie de cette après-midi ensoleillée. Mais bien évidemment, comme Cissy ne réagissait pas exactement comme n’importe quelle princesse normale, elle grimpa dans un arbre pour profiter de l’ombre de ses branches, faisant particulièrement attention à ne pas déchirer sa robe, mais aussi à ne surtout pas être vue pour éviter d’être dérangée dans son étude approfondie. De longues heures durant, personne ne sembla la remarquer… du moins jusqu’à l’arrivée de Charles-Henri, bien évidemment.

« Votre majesté devrait probablement étudier sur la terme ferme si elle ne souhaite pas rompre son royal cou » commença-t-il après s’être approché de l’arbre, arracha un petit rougissement à Cissy accompagné d’un sourire. Elle appréciait cet homme. Il était la droiture incarnée, particulièrement fiable et bien qu’elle n’ait pas l’occasion de le voir souvent, en sachant qu’il avait été affecté à la sécurité de son frère, elle savait davantage qu’il ne risquerait jamais rien. « Vous avez… sans doute raison » bafouilla-t-elle avant de redescendre à l’aide d’une extraordinaire agilité, dépassant de très loin celle qu’elle ne possédait pas à l’oral. « Ses majestés le roi et la reine ont pensé que vous souhaitiez rencontrer votre frère, votre altesse. Je me suis permis de l’amener à vous. Si vous avez besoin de moi, je serais dans le hall du palais avec la compagne de son altesse le prince Gabriel. » Cissy déglutit avec difficulté, son livre toujours en main, mais n’hésita pas à s’approcher tout de même pour s’apercevoir de l’extraordinaire ressemblance se jouant entre eux : mêmes yeux d’un bleu puissant et profond, chevelure blonde, une expression insaisissable sur le visage… bien sûr, il était beaucoup plus grand qu’elle et la dominait de très loin au niveau de sa carrure, mais elle éprouvait déjà l’envie de le connaître. Il n’avait pas conscience de combien il lui avait manqué. « Heu… bonjour » commença-t-elle timidement, n’ayant strictement aucune idée de ce qu’elle était censée dire pour cette première entrevue. Elle ne serait jamais du genre à lui sauter au cou ou bien à être envahissante, surtout pas alors que le fait même de s’exprimer était un parcours du combattant. « Je m’appelle Cissy… vous… tu… es venu avec une compagne ? »

Étrange ? Possible. Cissy était au comble de sa timidité et si Gabriel ne faisait pas le premier pas ils étaient partis pour rester murés dans un silence parfait, debout comme deux couillons royaux qu’ils seraient alors. Par chance, il reprit peu de temps après, lui offrant la possibilité de lui faire visiter le palais qu’elle connaissait comme sa poche, et ce bien qu’elle n’en soit plus exactement coutumière. La jeune blonde vivait à New York désormais et détesterait retourner vivre dans ces gigantesques murs de pierres, prisonnière d’un protocole extrêmement lourd à porter qui l’obligerait à mettre à mal une timidité qu’elle ne pouvait malheureusement combattre seule. Pire, elle se devrait d’abandonner Byron, qui avait illuminé sa vie plus sûrement que l’amour de ses parents lorsqu’elle était plus jeune… ce choix était impossible mais maintenant que son frère aîné avait été retrouvé, elle n’était plus en tête dans la liste successorale. Voilà qui lui ôtait une extraordinaire épine du pied bien qu’elle ait la délicatesse de ne surtout pas le faire remarquer à voix haute. « Excellente idée » murmura-t-elle timidement alors qu’elle se mettait à marcher à côté de lui, raide comme la justice, ayant un mal incroyable à se détendre face à cette montagne de muscles qui la dépassait de quarante bons centimètres au bas mot. « Elvia est un très joli prénom. Joli pour une très belle femme je suppose ? » Gabriel étant la beauté incarnée, difficile de ne pas l’imaginer en compagnie d’une femme à la beauté tout aussi époustouflante. Mais elle n’en fit pas la remarque, étant donné que leurs traits étaient absolument semblables et que le fait de se mettre en avant ne faisait point partie de son tempérament.

Tout en serrant son livre de médecine entre ses bras, Cissy fixait les grands murs de pierre de leur palais alors que tous les domestiques s’inclinaient tous sur leur passage. Un état de fait qui la mettait toujours autant mal à l’aise et auquel son frère allait devoir s’habituer. « Tu voudrais visiter un endroit en particulier ? Le palais de Genovia est très ancien malgré ses récents aménagements… nous avons toujours des douves ainsi que des meurtrières dans les grandes tours en signe des temps anciens. Éclaire-moi et je serai ton guide. »

Cissy ne put s’empêcher de laisser un petit sourire ravi s’emparer de ses lèvres face à la confidence de son grand frère. De toutes les romantiques de cette bonne planète, la jolie blondinette était probablement la pire… elle avait longtemps souhaité se préserver pour sa nuit de noces, souhaitant un grand mariage en blanc et avoir l’impression d’être une véritable princesse, alors qu’elle cachait pourtant sa réelle condition aux yeux du monde entier. Étrange comportement, n’est-ce pas ? « J’ai hâte de la rencontrer ! Tu la… demanderas en mariage un jour ? » Cissy ou l’art de brûler les étapes, leçon numéro un. Il faut dire qu’elle était à la fois tellement impatiente de faire connaissance avec son grand frère et tellement dans la lune pour beaucoup d’autres choses qu’elle peinait à garder soigneusement les pieds sur terre comme le lui répétait souvent Charles-Henri. Pourtant, elle avait un futur métier l’empêchant de papillonner d’idée en idée sans jamais réellement se fixer sur l’une d’entre elles… Cissy avait choisi la médecine, et plus précisément la pédiatrie, bien qu’à l’heure actuelle ce sujet soit le cadet de ses soucis et ne la pousse pas à se stopper littéralement en plein couloir à cause de la panique qu’elle était en train de ressentir. « Il s’appelle Byron mais il ne sait pas du tout que je suis princesse, je n’arrive pas à lui dire ou même à passer la seconde étape avec luiiiiiiii !! »

Cissy se mit à se triturer nerveusement les mains, au comble du comble de la honte, ne sachant pas du tout pourquoi elle avait lâché une bombe pareille en plein couloir du palais… n’importe qui aurait pu les entendre, qui plus est ! Mais il n’empêche que si Byron était patient et délicat avec elle, il n’attendrait pas éternellement et vivrait certainement fort mal le fait que sa chère et tendre lui mente sur ses véritables origines… pire, sur le fait qu’elle soit princesse ET riche ! « Je fais mon internat au Lennox Hill, en pédiatrie. C’est passionnant ! Et puis les bébés, c’est toujours magnifique à observer tu sais… tu te plais à New York ? Je suis trooop contente parce qu’au moins… je me sentirais moins seule ! » Cissy tentait de combattre sa timidité et de s’ouvrir, mais une chose est sûre, à s’ouvrir de cette manière, Gabriel allait finir par la prendre pour une folle.

Cissy savait y aller mollo. Elle était même passée experte en la matière et dans le fond, c’était bien là tout le problème. Mais leurs deux histoires étaient sensiblement différentes : Gabriel avait l’air de fièrement gérer la sienne, de ne pas avoir peur de couvrir d’amour cette formidable jeune femme dont elle ne connaissait pour l’instant que le nom, alors que Cissy mentait à son compagnon. Elle avait tellement honte d’elle-même que cela en devenait presque maladif. Byron allait certainement prendre la chose au drame dès qu’il l’apprendrait, et voilà bien ce qui inquiétait la jeune blonde au-delà des mots. Leur histoire datait de quatre mois à peine, ils n’avaient échangé que des baisers, des mots doux et de longs moments romantiques mais la princesse voulait y croire. Elle voulait s’accrocher à l’idée que Byron puisse être son prince charmant et qu’elle allait continuer à vivre une histoire parfaite en sa compagnie. Il s’agissait sûrement d’une délicate utopie mais elle s’en moquait bien. Elle croyait aux contes de fées, aux histoires qui se finissent en apothéose et au fameux « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Charles-Henri le lui reprochait parfois, sûrement car il aurait souhaité que Cissy soit capable d’être forte dans l’adversité et ne manque pas de se réfugier dans les jupons de qui que ce soit… cruelle fatalité. « Tu n’en sais rien ou ça te fait peur ? » Perspicace tout de même ! La jeune blonde ne perdait pas le nord, ni même les autres points cardinaux, tandis qu’ils n’avaient pas encore recommencé à marcher. Diable, ils se ressemblaient sûrement plus encore qu’elle ne le pensait, la timidité en moins. Gabriel brillait d’assurance à côté de Cissy… bien que la donne ne soit guère complexe. « Il est très gentil ! Il est compréhensif car je passe beaucoup de temps à l’hôpital avec les bébés, m’offre beaucoup de fleurs, organise souvent des soirées romantiques… mais c’était un séducteur avant que l’on ne se mette ensemble. Je connais sa réputation même si je fais toujours mine que non et j’ai peur qu’il se lasse. D’autant qu’il ne connaît pas ma situation en Genovia… il pense que je n’ai aucune richesse non plus et cache souvent ma présence à ses amis. Ou au contraire, il se vente d’avoir… couché avec moi ! Je ne sais pas quoi en penser grand frère… tu sais sûrement ce que ça veut dire, hein ? Hein ? » Cissy aimait déjà le surnom « grand frère ». Ca sonnait délicieusement à ses oreilles. Même si le simple terme de « coucher » avait manqué de faire exploser ses joues.

Face à la réponse de son frère, Cissy se dépêcha de relever les mains en signe de défense. « Je n’ai pas du tout pensé à cela ! » avoua-t-elle, en toute honnêteté. Oh bien sûr, elle aimait les robes, elle aimait particulièrement en acheter de nouvelles jusqu’à se trouver au moins un peu jolie, mais elle n’était pas du tout du genre à manipuler quelqu’un juste dans le but de pouvoir porter une nouvelle robe à une occasion particulière. Surtout qu’elle ne connaissait pas encore la fameuse Elvia dont son frère était épris… « Je voulais juste… mettre en avant que tu pourrais être son nourson charmant, si tu ne veux pas juste être son prince. » Cissy lui offrit un sourire encourageant, mettant de côté sa timidité alors que Gabriel s’apprêtait à trancher dans le vif pour sa relation avec Byron. Un soudain sérieux marqua ses traits de porcelaine tandis qu’elle se redressait brusquement, bouleversée par autant d’assurance. Il ne connaissait pas son petit copain, après tout ! La jeune femme déglutit avec difficulté, ne cessant pas de regarder son frère droit dans les yeux alors qu’il poursuivait sur sa lancée, impitoyable, nettement décidé à faire en sorte de lui faire entendre raison… « Tu as raison, tu ne le connais pas du tout ! » reprit-elle en tentant de défendre au mieux la relation qu’elle vivait avec Byron, car en dépit de tout le reste, il était adorable avec elle. Cissy passait outre ses travers car dans le fond, il prenait à cœur son bien être ou alors tentait-il de le lui faire croire… mais la jeune femme ne pouvait pas croire que ce genre de manœuvre soit intéressée. Bien au contraire, elle voyait cela de son œil adorable, en rose et bleu, comme dans les contes de fées. « Byron prend soin de moi en dehors de ça ! Il se montre toujours disponible, et il fait des grandes soirées romantiques… il est patient, et puis compréhensif aussi, même si je suis très prise en tant qu’interne en pédiatrie ! Je pense juste que tu vois le mal partout, Gabriel. » A ses yeux, cela ne pouvait pas être appréhendé autrement. Qu’Elvia soit semblable à elle ou pas, elle préférait ne même pas le relever…

Ah, si Cissy était la timidité incarnée, elle était très loin d’être la raison incarnée. Ce fut sans doute pourquoi elle laissa un petit sourire prendre place contre ses lèvres, à la fois fière, émue et gênée que son frère prenne ce rôle qu’il s’était donné autant à cœur. Il ne restait plus qu’à espérer qu’il soit aussi protecteur avec sa jolie Elvia, jeune femme que la princesse avait grande hâte de connaître car elle était certaine qu’elles deviendraient de grandes amies. Comment pouvait-il en être autrement ? Puisqu’elles semblaient avoir le même tempérament et que Gabriel aimait sincèrement la belle suisse, alors de fait, Cissy l’aimait déjà. C’était parfaitement logique dans son esprit. « Tu es sûr que le fait de te donner son adresse est une bonne idée ? Et si tu le… fais fuir ?? Que suis-je censée faire ?! » Cissy s’empressa néanmoins de s’emparer du bras de Gabriel, poursuivant la visite de cet immense palais sans éprouver la moindre petite hésitation. « Bien sûr que je suis contente de t’avoir enfin avec moi grand frère ! » énonça-t-elle presque fièrement avant de déposer un léger baiser contre sa joue. « Mais j’en serai encore plus sûre lorsque tu m’auras présenté ton Elvia… échange de bons procédés : je te donne mon avis sur ton amoureuse et tu feras de même pour mon Byron. Cela te convient ? » Et voilà ce que cela donnait lorsque l’on laissait une princesse de Genovia partir s’épanouir à New York. Elle n’en revenait pas plus ordurière ou moins convenable… simplement plus curieuse, surtout maintenant qu’elle était intimement convaincu que son frère ne serait jamais loin. Tout ce qu’il y avait à espérer, c’est qu’il en ait conscience aussi, car Cissy avait bien l’intention de veiller également sur lui en retour, ne serait-ce que du coin de l’œil.