Assis au bar, Hadès se morfondait, comme souvent depuis qu'il était à New York, quand il n'avait pas de travail à faire. Il ne mettait jamais plus de quarante-huit heures à abattre une traduction demandée par un client, quel qu'il soit. Et aujourd'hui, comme souvent, il avait fini de bonne heure en début d’après-midi, collant tous ses rendez-vous d'interprétariat au matin. Maintenant, il n'avait personne à qui rendre visite, nulle part où aller, sachant qu'il détestait particulièrement se rendre dans des lieux publics trop ouverts, où tout le monde pourrait le regarder, le voir, observer ses problèmes. C’était son habituelle paranoïa, puisqu’à part les abrutis qui n’auraient rien d’autre à faire et qu’il fallait ignorer royalement, les passants ne le regardaient sûrement pas, ne voyaient même pas que l’Anglais existait. Faible compensation, quand on sait à quel point Hadès s’était battu pour la vie, quand bien même il était suicidaire depuis plus d’une dizaine d’années maintenant. Peut-être ce stupide et si mince espoir que le bonheur était juste au pas de sa porte, et qu’il n’avait plus qu’à faire quelques pas pour la lui ouvrir, plutôt que gâcher sa chance en s’arrêtant de se diriger vers elle. Le temps passait pourtant et la porte semblait de plus en plus éloignée, peu importe les efforts du traducteur à la vie difficile. Bien qu’il ne fût pas un grand buveur, il lui arrivait de noyer son désespoir dans l’alcool, puisque personne d’autre n’était là pour l’écouter, et il ne croyait plus en ceux qui n’avaient jamais rien vécu, qui lui disaient qu’il n’était pas seul. Evidemment qu’il était seul. Qui était là, auprès de lui, à deux heures quarante-trois du matin, lorsqu’il était encore éveillé, assis sur son lit et incapable de retenir sa douleur ? Il aurait hurlé s’il n’avait eu de voisins, mais il ne se contentait que de laisser les larmes couler le long de ses joues fatiguées par le vent monotone de sa vie, comme une musique qu’on répète en boucle, ces petites musiques enfermées dans des boîtes qu’on offre aux enfants. Hadès s’était habitué à la mélodie de sa boîte, bien qu’elle lui paraisse, à mesure que le temps passait, désagréable et mal accordée. Mais tel le musicien que personne ne reconnait dans la rue, il continuait à avancer sans esquisser ni sourire ni rictus de souffrance devant autrui, et jouait sa musique là où les oreilles étrangères n’y prêtaient pas une seconde, peut-être y avait-il parmi elles une âme charitable qui passerait deux minutes à l’entendre et à lui dire de continuer son chemin la tête haute, parce qu’il le méritait. Bien qu’en attendant, Hadès ne sut que redemander un verre à la barmaid, attendant que le temps passe. Les clients semblaient même l’éviter, il était seul, au bar.