Moi et un bar ... c'est du vu et revu. Je dois être désespérément prévisible parfois. Un ami de Los Angeles à New-York pour une semaine est venue me rendre visite. Oui l'ami en question ne faisant pas parti des Venice 5, il était plutôt du bon côté ... Veinard. Du coup on a passé notre après-midi tous les deux, j'en ai profité pour lui faire visiter un peu la ville et il m'a raconté tout ce que j'avais loupé depuis ma dernières visite à Los Angeles, qui remonte, d'ailleurs à quelques mois. Je vais me faire tuer par ma mère la prochaine fois que je vais devoir l'appeler. Il m'a appris que la policia mène la vie dure aux gangs, que Carmen et Carmela sont parties à San Francisco pour leurs études ... mais que les Venice 5 étaient toujours en activité. Honnêtement, ça m'a fait quelque chose quand il me l'a dit. Ça m'a replongé plus de deux ans en arrière, quand je jouais au parfait cliché du mexicano. Je me foutais de tout, je menais la vie dure aux parents, vendre de la drogue aux petits gosses de riches qui voulaient juste "tripper" me faisait marrer ... Tout ça jusqu'à ce que la Mala Vida nous prenne pour cible à la fin de notre année de terminale. C'était plus facile de nous atteindre nous, plutôt que Paco et ses hommes. Voilà comment ça s'est terminé, il y a deux ans. Dans le sang. Ca se termine toujours dans le sang chez nous.

Paul a dû repartir, il doit se lever tôt demain pour continuer sa semaine de stage. Moi aussi théoriquement je dois me lever tôt mais bien sûr, je ne suis pas rentré à l'appartement. Replonger dans toutes ces histoires de Los Angeles me donne toujours l'impression d'en ressortir avec l'esprit en vrac et quand j'ai l'esprit en vrac ... un verre s'impose, même si c'est seul. Quand je dis que je suis un type prévisible. Paul est parti quand on était à Chelsea, j'ai donc cherché le bar le plus proche avant de finir par tomber sur le Nil. J'aurais dû dire à Paul de rester, insister même parce que c'est quand même mieux de prendre un verre à deux. On aurait parlé du lycée, de V5 dont il a été la victime plus d'une fois ... Peu importe. Me souvenir de ça n'est jamais bon vu que les trois quart de mes potes ont été les victimes de la guerre des gangs. Savoir que d'autres jeunes se font enrôlés et sont exposés à la même fin qu'eux me fout en rogne. « Qu'est-ce que je vous sers ? » Dans mes pensées, je remarque la barmaid un certain moment après m'être assis au bar. Sa question a le mérite de m'avoir fait revenir sur terre. C'est comme si, à partir du moment où je suis entré et celui où je me suis assis, j'avais été dans un autre monde. Oui ... j'ai définitivement besoin d'un verre, voire, de beaucoup plus. « Je sais pas ... Je crois que je vais vous laisser décider pour moi ce soir ... Peut-être quelque chose de fort ? » ai-je fait avec le même sourire aux lèvres qu'elle. Oui quelque chose de fort, définitivement. Seulement je suis pas du tout inspiré là. Je jette un coup d'oeil autour de moi pour constater qu'il n'y a pas grand monde ce soir, ce qui n'est pas plus mal.

Revoir Paul m'a fait plaisir évidemment mais en parallèle, ça a fait ressortir toutes ces choses ... Ma mère m'a toujours dit que ressasser le passé est une mauvaise chose. Faudrait que je pense à l'écouter un jour à ce niveau. Pas que je n'essaie pas, parce que je le fais, de toutes mes forces parfois mais il suffit d'un moment ... comme là, passer du temps avec quelqu'un qui était là durant cette époque que vous voulez oublier. Forcément, vous farfouillez dans les moments pénibles en commençant par : "tu te rappelles ?". En même temps je préfère discuter de ça avec Paul qu'avec quelqu'un d'autre, quelqu'un qui n'était pas là par exemple. De toute façon quand vous évitez et ne voulez pas parler de quelque chose, disons traumatisante, c'est pour rendre la chose moins réelle. Mettre des mots sur quelque chose que vous voulez oublier, c'est contradictoire parce que les mots ont cet horrible pouvoir. Ca doit être pour ça que je ne parle jamais de ma vie à Tijuana et encore moins des sévices de mon oncle. Au bout de toutes ces années, je pourrais presque croire que ce n'est jamais arrivé. Presque. J'aimerais en être totalement capable à vrai dire, mais ça date de ... enfin de tellement longtemps que je n'ai plus à y penser tous les jours. Tijuana me paraît être une autre vie qui n'aurait jamais existé.

C'est pour tout ça que je suis arrivé dans ce bar, j'imagine. C'est toujours la solution miracle. Je sais, je suis follement prévisible mais je ne pense pas m'avancer en disant que je ne dois pas être le seul à penser de la sorte. La preuve, les bars, il y en a tout un tas partout dans le monde. « Allons-y pour quelque chose de fort ! » me répond la barmaid quand je lui propose de choisir pour moi quelque chose de fort. Oui, même pour choisir ce que je vais boire, je manque d'inspiration tout d'un coup. Autant que je laisse faire quelqu'un qui s'y connaît. Je la laisse donc faire son choix, ne craignant pas grand chose à ce niveau. Et puis je cherche pas à déguster un grand cru mais plus ... pas à me bourrer la gueule mais presque. Finalement, elle semble se décider. Je penche la tête pour voir ce qu'elle me réserve. Un cognac. Ouaah ... J'en ai jamais bu, on va dire que c'est pas ma came mais ce n'est pas pour ça que je vais refuser. « J'espère que c'est assez fort pour vous. » continue-t-elle en me tendant le verre. Je lui souris et soutiens son regard quand je remarque qu'elle me fixe. C'est vrai qu'elle est pas mal ... mais avant tout, l'alcool. Je prends le verre et commence à boire. Mon père m'a toujours dit qu'un verre, ça se déguste. Ouais autant dire qu'on a eu des divergences d'opinion à ce niveau. Le cognac, c'était plutôt son truc à lui. J'ai essayé de faire un effort mais le cognac a filé droit dans ma gorge dans son entièreté en quelques secondes. Je repose le verre et sens tout de suite ma gorge, mon œsophage me brûler. Sensation délicieuse que je connais par coeur. Je ferme les yeux un instant et me concentre pour réprimer une grimace. Tranquille. J'ai pas l'habitude du cognac. J'ai fait un léger sourire. « Oui pas mal, bon choix. J'ai jamais trop bu de cognac, c'est sûrement trop sophistiqué pour moi. » Y a qu'un mexicain comme Juan pour boire ça. Mais qui sait, peut-être que mon père biologique aime ça. J'ai jeté un nouveau regard à la salle. « Soirée plutôt calme ? »

« J'ai hésité entre ça et de la tequila, mais la tequila a vraiment une connotation festive et... Vous avez pas vraiment l'air d'être sur le point de vous rendre dans une super boîte pour vous éclater toute la nuit. No offense. » a expliqué la barmaid au sujet de son choix. J'ai souri sans le vouloir parce que, autant dire qu'elle a tapé dans le mille. Moi qui est la prétention de me croire plutôt crédible quand je veux cacher des choses, à commencer par mes sentiments, je viens de me faire cerner en cinq minutes chrono par une totale inconnue. C'est risible. En même temps, la fille est barmaid, elle a dû en voir passer des cas comme quoi à son comptoir donc elle doit avoir un espèce de sixième sens sur le sujet. Je suppose que je vais devoir me méfier un minimum alors. Donc j'ai souri. « On ne peut rien vous cacher, un point pour vous. » Enfin on ne peut rien vous cacher, on ne peut rien vous cacher ... un peu quand même j'espère. Mais bon ça ne me fait pas spécialement peur. Le nombre de personnes qui ont essayé d'entrer dans ma tête et qui s'y sont cassés les dents. Résultat le nombre de personnes qui m'ont déjà entendu parler de ma mère et de mon oncle se comptent sur les doigts d'une main. « Et puis la tequila aurait manqué d'originalité, je suis assez rodé à ce niveau. » Tu parles que je suis rodé ! D'où vient la tequila ? De Mexico. Y soy un mexicano, entonces ... Le tequila, j'avais sept ans la première fois que j'en ai bu et y a eu surtout au lycée avec les gars ... Donc ouais, autant essayer le cognac, même si c'est pas mon truc.

Une fois ses verres terminés d'être lavés, je lui demande, histoire de continuer la conversation si c'est comme ça depuis le début de la soirée ici. N'empêche c'est pour ça que j'aime aller dans des bars tard le soir régulièrement, on peut toujours y faire des rencontres intéressantes. Peu à peu, j'oublie la visite de Paul et les souvenirs que ça a fait revenir à la surface. « Ouais, c'est souvent comme ça en semaine... mais sincèrement, je vais pas m'en plaindre. C'est moi qui ferme ce soir, et je préfère que les fins de soirées soient calmes comme ça plutôt que j'ai à foutre des gens dehors parce qu'ils pensent qu'ils sont chez eux. » répond-elle. Je hoche la tête. Pas que je n'ai jamais fait parti de ces gens qui se font virer d'un bar non, mais je vois ce qu'elle veut dire parce que j'ai plusieurs fois assisté à ce genre de scène en tant que client, disons sobre. Involontairement le sujet me fait penser à une des dernières bagarres à laquelle j'ai assisté -et participer- et bien sûr, il s'agit de la bagarre à laquelle il ne fallait pas penser parce que quand j'y pense ... il y a une certaine personne qui vient s'immiscer dans ma tête et l'autre truc qui va avec. Peu importe. Je passe outre et fais comme si de rien était. « Je vois ce que vous voulez dire. Une fois ça a fini en bagarre général et le proprio a dégagé tout le monde avec son fusil de chasse ... Mais je pense que ce soir, y a pas de risques. » ai-je fait en regardant mon verre à présent vide. « Sinon, qu'est-ce qui vous amène dans ce bar si calme à cette heure ? » a-t-elle fini par demander. C'est une très bonne question. La même chose que toutes les personnes seules qu'elle peut voir dans son établissement j'imagine. Oublier, se changer les idées ... mais bon, je suis pas sur d'avoir envie que notre discussion prenne cette tournure. « La barmaid, bien entendu. » ai-je fait avec mon rictus que ma mère qualifie d'insolent. Oh ça va, y a rien de mal à ce qu'on continue sur ce ton là. Ca me fait marrer. « Alex. » ai-je fait en tendant la main vers elle pour me présenter. Disons que ça fait longtemps que j'ai compris que me présenter en tant qu'Alejandro avait tendance à attiser un peu trop la curiosité des gens sur mes origines et d'où je viens et donc de ma vie là-bas ... Bref, avec une seule erreur, on peut remonter très loin, trop loin. Dit le mec qui a clairement dit qu'il était professionnel niveau tequila ... Ouais mais ça sous-entend que j'ai bu beaucoup de tequila dans ma vie, pas forcément que je viens de Mexico. Oh et puis mierda.

Avec le temps, j'ai appris à me forger une épaisse carapace pour protéger mes pensées et mes souvenir les plus obscurs. Je suppose que de toute façon, quand t'entres dans un gang, il vaut mieux faire comme ça, mettre le reste du monde en mode pause. Ou plutôt non, c'est toi que tu mets en mode pause, toi et tes pensées douloureuses. Avec le temps je suis devenu plutôt douer à ça, raison pour laquelle les gens qui savent pour les sévices que j'ai subi se comptent sur les doigts d'une main même après toutes ces années. J'affiche donc ce sourire insolant qui a fait ma réputation et qui est ma marque de fabrique depuis toujours et on complète le tout avec un verre. ne plus penser à Paul et au lycée et voilà, c'est parfait. Le tout en quelques minutes et en charmante compagnie au milieu d'un bar désert. Ma mère dit que ça ne durera pas éternellement cette capacité que j'ai à faire comme si le passé n'existe pas. Peut-être mais on va faire comme si, je prends le risque. Ma remarque sur le fait que le bar n'est pas plein n'avait rien d'offensant mais avec le recul, je comprends que ça aurait pu être le cas. Du coup je comprends ce qu'elle veut dire quand elle me répond qu'elle préfère que ce soit comme ça. Moi-même je n'ai jamais été un grand fan des endroits bondés, surtout quand ça termine avec un fusil de chasse qui est de sorti alors que t'es juste venu pour t'amuser au départ. Même si ça m'empêche pas d'aller dans des soirées aussi, je précise. Peu importe. « Hm, on sait jamais ce qui peut arriver en quelques heures à peine, j'en serais pas si sûre. » répond mon interlocutrice visiblement amusée par l'idée. Mmm c'est pas comme si cette perspective de fin de soirée m'effraie spécialement, au contraire même. Dans le gang, on adorait quand Carmela ou Carmen prenne un flingue. Envies de crétins. « Maintenant que vous le dites, je vous imagine bien avec une arme à la main ... Juste ça serait sympa de m'épargner si c'est pas trop demander ? » ai-je fait avec des yeux de chiot abandonné pas subtile du tout. N'importe quoi. C'est mon côté latino qui ressort ... Je veux dire il ressort beaucoup en présence de femmes étrangement. Ce qui date sans aucun doute de l'époque des Venice 5 où je n'étais qu'un branleur qui pensait qu'il pouvait avoir n'importe quoi et n'importe qui. Raison pour laquelle quand elle me demande ce que je fous là, je réponds tout naturellement elle. « Evidemment... » dit-elle en entrant dans mon jeu, ce qui me fait sourire d'autant plus. Après vient le temps des présentations. Je ne peux m'empêcher de froncer légèrement les sourcils et d'avoir un sourire en coin. Pas que je trouve ça moche hein, mais original. « Surnom ? » ai-je demandé curieux. Je crois même que j'aime bien. En tout cas si c'est un surnom ça nous fait un point commun. La majorité des gens m'appelle Alex maintenant, comme si Alejandro correspondait à la partie mexicaine de ma vie dont je ne veux plus entendre parler. « On continue sur cette lancée, ou je vous sers autre chose ? » Je la vois sortir un autre verre et là encore, nouveau sourire en coin. « Rien que pour que vous puissiez m'accompagner, je dis pas non à un autre verre. » ai-je répondu. « J'espère que ça ne vous causera pas de problèmes avec votre boss. »

« Moi, une arme à la main ? Même moi, je ne m'imagine pas avec, c'est... plus une question pratique qu'un plaisir, pour sûr. Tant que ce n'est pas vous qui posez problème, je pense que vous n'avez rien à craindre. » dit-elle comme pour me rassurer contre un quelconque danger. Sourire en coin. Non je n'ai pas l'intention de poser des problèmes ce soir, ça fait longtemps d'ailleurs que je n'ai plus l'intention de poser ce genre de problème. Enfin il me semble. Depuis ma présence à New-York, je ne peux nier le fait qu'il y a eu quelques petits dérapages, par-ci par-là. A croire qu'on ne peut jamais vraiment changer les gens. Et il y a les quelques combats de rue auxquels je participe toujours. Au début, ça a été surtout pour l'argent et depuis que je bosse à Levis, c'est plutôt pour le fun. Mi madre dirait que je suis irrécupérable et ensuite, elle me tuerait. Paul a levé les yeux au ciel quand je lui ai parlé de ça. Pour en revenir aux armes il y a une époque où pour moi, c'était pratique ET un plaisir. Heureusement que ce n'est plus le cas. Je finis par hocher la tête. « Alors vous n'avez rien à craindre non plus de moi de ce côté là ce soir. De toute façon ça serait pas la première fois que je me retrouve nez-à-nez avec une arme. » Ce qui est largement. Je rappelle qu'en plus d'avoir été trois ans dans un gang, je suis né dans une ville mexicaine qui a l'un des plus fort taux de criminalité. Autrement dit, j'ai ça dans la peau, même si aujourd'hui ça ne fait plus parti de ma vie. Je me dis seulement qu'en cas de nécessité ... s'il faut, il faut comme on dit.

Les présentations faites, je ne peux m'empêcher de remarquer l'originalité de son prénom. Après tout pourquoi pas. Au fil des années, je me suis habitué aux prénoms donnés aux États-Unis. A votre avis, pourquoi je préfère que les gens m'appellent Alex plutôt qu'Alejandro maintenant ? Mais au risque de paraître curieux, je lui demande s'il ne s'agit pas plutôt d'un surnom, histoire d'en avoir le coeur net. « Ouais. Je me demande bien si il y a encore des gens qui m'appellent par mon prénom... Depuis que je suis gamine, c'est Panda par ici, Panda par là, même mes profs ne m'ont presque jamais appelée Pandora. A vrai dire, quand mon tuteur m'appelait Pandora, ça voulait clairement dire que ça allait chier dans les chaumières. » m'explique-t-elle. Je ris légèrement en entendant sa dernière phrase, imaginant très bien la scène pour l'avoir vécu personnellement. Donc j'ai vu juste, surnom. « Donc... Panda. » sourit-elle en ressortant des verres pour notre prochaine tournée. Nouveau hochement de tête. « Alejandro ... donc Alex. » ai-je avoué. Tant qu'on y est. De toute façon les gens remarquent rapidement quelles genres d'origines je peux avoir. Pas à cause de mon physique, oh ça non, merci cher papa d'ailleurs, mais plutôt à cause de l'accent, même s'il est discret, que j'ai encore. Panda nous sert deux nouveaux verres de cognac et pousse le mien vers moi. « Là. C'est pour la maison. » fait-elle en levant son verre. Surpris sur le coup, un large sourire reconnaissant s'affiche sur mes lèvres alors que je trinque avec elle. « L'employée de l'année ! » ai-je fait pour plaisanter. C'est sûr que le coup du verre offert par la maison doit ramener pas mal de clients. Je me demande si tous ces gens présents dans le bar ont eu la même chance que moi lors de leur première visite ici. Je demande quand même si ça ne lui posera pas de problème avec son boss, histoire d'avoir la conscience tranquille. « Ca, ça risque pas ! A l'heure qu'il est... Il doit être en train de profiter pleinement des plages californiennes en dégustant un cocktail qu'il déclarera être fade mais dont il reprendra au moins trois verres « pour être sûr ».» rit-elle. J'imagine bien oui. Elle doit bien connaître son boss d'ailleurs pour savoir tout ça. Je prends une gorgée de cognac, gorgée qui me brûle pendant quelques secondes le temps de couler dans mon œsophage. « Donc jusqu'à nouvel ordre, le boss, c'est moi. Cheers to that ! » Sourires aux lèvres, nous trinquons à nouveau. Je commence même à trouver le cognac agréable. « Alors, que faites vous dans la vie à part être derrière ce bar Panda ? »