« Bon voyage, monsieur » murmura Vioryna d’un air presque sincère alors que son patron partait en voyage d’affaire pour trois jours. Soixante-douze heures de liberté, de possibilités gigantesques de souffler… par chance, Marya, la petite qu’elle gardait, avait également un voyage scolaire programmé à ce même moment. En somme, elle ne serait même pas contrainte de se lever ni de se plier au rythme de qui que ce soit en dehors du sien. La première chose qu’elle fit, en dehors de passer trois bonnes heures à jouer de son fidèle violon histoire de se vider complètement l’esprit, fut de pianoter son ordinateur portable boosté par ses soins et équipé avec des programmes dont personne ne soupçonnait l’existence. La jeune russe n’était pas seulement virtuose en musique, elle l’était également pour les nouvelles technologies. Une hackeuse comme on en fait peu, et qui avait réussi à se tirer de bien des merdes grâce à son talent justement. Pourquoi son patron n’avait pas encore compris qu’elle n’était autre que la sœur cadette de cette femme qu’il avait dépouillée de ses droits parentaux ? Grâce à ce même talent, pardi ! Changement d’identité, de passé, Vioryna avait tout effacé aux yeux du monde entier histoire de mieux recommencer et de pouvoir mettre en place sa petite vengeance personne. Quoi de plus simple lorsque l’on tire les ficelles… et en parlant de ficelles, alors que la miss se tenait au courant des dernières actualités brûlantes du monde entier, elle tomba par hasard sur un dossier classé secret dans la base de données de grandes autorités. Le nom de famille y étant justement inscrit ne lui était pas inconnu et aussitôt, sa curiosité fut piquée au vif. Difficile de ne pas pousser la plaisanterie jusqu’à lire l’intégralité du dossier, emmagasinant ainsi un maximum d’informations avant de sauter littéralement de son lit, où elle s’était installée, pour mieux envoyer un message à l’intéressé number one de la suite de sa journée : Maël. « Hello toi ! Ennui en perspective, une balade te tente ? Vi. »

Rien de plus, rien de moins. Comme à son habitude, Maël lui avait répondu très rapidement, la poussant à enfourcher sa moto et à voguer entre les rues de New York jusqu’à ce qu’elle pourrait appeler « un endroit tranquille », à savoir un bar de Long Island City. Le nom de celui-ci lui importait peu vu qu’il était presque désert à cette heure de la soirée… et d’ailleurs, sans grande surprise, Maël y était déjà, assit confortablement au fond, un verre déjà devant lui. N’est pas russe qui veut ! Mais ils n’avaient rien à craindre, ils parlaient tous deux la même belle langue et ne risquaient donc pas d’être compris… « Hey ! Merci de combler mon ennui… mon boss est parti pour trois jours et pour une fois, je n’avais rien de spé à faire de mes dix doigts. Enfin… disons que si, mais j’ai découvert une petite chose sur un nom de famille qui a fait tilt dans ma tête et du coup, je me suis dit qu’il valait peut-être mieux que je vérifie. Il n’y a pas cent Tchekov dans la mafia, j’imagine ? » Un peu brutal, sans doute. Mais Vioryna n’avait pas de raison de lui mentir, et il s’agissait juste d’une toute petite curiosité sans importance. Il pouvait tout à fait l’envoyer sur les roses…

D’ordinaire, Vioryna n’était pas aussi brutale dans ses propos. Elle analysait chaque situation posément, en bonne scientifique qu’elle savait si bien être, avant même que de vouloir ouvrir la bouche… mais là, il faut dire que la nouvelle l’avait surprise. Jamais elle n’aurait pu imaginer que Maël soit le fils d’un mafieux notoire particulièrement recherché ! La jolie violoniste ne savait pas si elle était censée avoir peur de cette information ou même ne pas l’avoir en sa possession mais une chose est sûre… inutile de le cacher au jeune homme. La réaction qu’il lui offrit ne la surprit guère, d’ailleurs, et bien que cela ne lui arracha aucun sourire, Vioryna se surprit à analyser chacun de ses traits comme pour s’assurer qu’il n’était pas en train de lui mentir. Bien évidemment, elle avait beaucoup à perdre à côtoyer un fils de mafieux, mais s’il lui disait ne pas être mêlée de quelque manière que ce soit aux affaires de son géniteur… alors elle n’avait aucune raison de ne pas le croire. La seule raison pour laquelle la jeune russe ne lui avait pas encore fait comprendre la chose fut son envie de commander quelque chose à boire. Elle lâcha Maël du regard l’espace de quelques secondes, fit signe au serveur et commanda à son tour un whisky sans autre forme de procès. Une nouvelle pareille, ça se fête ! « J’apprécie que tu me dises la vérité. Je pense que tu dis la vérité, hein ? Je n’en n’ai pas vraiment douté… je voulais juste en avoir le cœur net. Ca doit être super lourd à porter en tout cas, qu’est-ce que je te plains ! » Vioryna n’avait jamais été mal lotie à ce niveau là. Ses parents, bien qu’adoptifs, étaient décédés un peu avant ses huit ans et étaient restés dans la parfaite légalité toute leur vie, en bons médecins de métier. Quant à sa sœur aînée, suicidée il y a deux ans, jamais elle n’aurait fait quoi que ce soit d’illégal, ayant bien trop peu des autorités.

« Désolée d’avoir été brutale… ça m’a juste surprise, je n’imaginais pas le truc. En te voyant, t’as l’air super sympa, honnête… je me suis dit que c’était impossible. Bon, ce n’était pas bien malin, j’avoue. » Aucun mot sur le moyen utilisé pour obtenir lesdites informations, puisque celui-ci était loin d’être légal. Tant que le fait d’être un hacker surdoué ne serait pas autorisé par la loi, il n’était pas question que Vioryna se confie à qui que ce soit sur la question. Aussi, pour brouiller les pistes, elle leva son verre de whisky tout juste servi en offrant un immense sourire à Maël… « Santé ? »

Vioryna émit un léger rire lorsque Maël prétendit vouloir changer de père… c’est drôle, mais elle pouvait le croire absolument sans aucune peine. Si elle avait été à sa place, sûrement aurait-elle voulu changer de nom, de visage, de famille dans son intégralité. Etre sans arrêt assimilé à quelqu’un dont les affaires étaient tout sauf nettes était un coup à cauchemarder chaque nuit durant. Elle trinqua cependant sans un mot, dégustant une gorgée de son whisky sans même répondre à la question qu’il venait de lui poser, ne sachant pas si en retour elle pouvait lui faire confiance. S’il était évident que Vioryna resterait une tombe aux lèvres closes qui n’irait jamais divulguer ce qu’elle avait appris à propos de Maël, elle avait bien plus gros à risquer si d’aventure il trahissait la confiance qu’elle pouvait lui donner. La jeune femme avait quitté la Russie avec son patron, Sergueï, dont elle avait juré la perte. Impossible de croire qu’une demoiselle aux traits si doux et au pardon semblant si facile puisse avoir tant de haine à évacuer. Mais ce même homme était responsable du suicide de sa sœur aînée, ayant été davantage une mère pour elle, ainsi que de l’infamie pesant désormais sur son nom de famille. Vioryna avait le devoir de protéger sa nièce, Marya, âgée de tout juste cinq ans, mais également de laver l’honneur des siens, ceux l’ayant adoptée et sauvée d’un destin funeste. Mettre quelqu’un au parfum de tout cela n’était pas seulement risqué, cela relevait presque du suicide. « Je n’ai pas peur si ça peut te rassurer. Je ne dis pas que sur le coup ça ne m’a pas foutu les jetons… mais tu n’es pas ton père, inutile de faire des raccourcis pourris du genre ! Tu n’en parles pas des fois avec ta mère ? Puisque la plupart des gens que tu côtoies et qui sont au courant sont des abrutis finis apparemment… » Pour un peu, la jeune russe se féliciterait presque de ne pas faire preuve d’autant d’idiotie.

« Ah… chacun ses petits secrets, j’imagine ! » lui donna-t-elle pour seule réponse vis-à-vis de ses petites recherches. Il était évident qu’elle n’allait pas lâcher si facilement qu’elle était en fait un petit hacker doué, ayant broyé les firewalls d’archives gouvernementales histoire de satisfaire sa curiosité. Il fallait que Maël creuse un peu plus loin par lui-même, qu’il la questionne ou lui donne une bonne raison de se confier… « Peut-être que je suis juste un peu plus fouine que les autres. »

Vioryna se mordilla légèrement la lèvre face à la soudaine et inexplicable culpabilité qu’elle ressentait vis-à-vis de Maël. Effectivement, elle avait découvert des choses à son sujets, choses qu’il souhaitait cacher de peur qu’on ne le juge, et en retour, la jeune russe refusait de lui rendre la pareille. Leurs histoires n’étaient pas similaires certes mais si elle pouvait trouver en lui une sorte d’écoute attentive, qui jamais ne se briserait, elle ne s’en porterait pas plus mal. Inutile de porter ses nombreux fardeaux toute seule ou d’être constamment dans la peur de se faire prendre… Maël ne pourrait certes pas la tirer de son épineuse affaire mais peut-être pourrait-il l’écouter, voire même la comprendre. Afin de se donner une sorte de courage, Vioryna but une plus importante gorgée de whisky, laissant le liquide descendre dans sa gorge pour mieux s’imprégner de l’effet que cela lui faisait… un effet grisant, agréable, la poussant presque à l’honnêteté et à la causette. « Ce n’est pas contre toi et ne le prend surtout pas mal. C’est justement parce qu’on ne se connait pas depuis longtemps que j’hésite. Toi, tu as l’air d’être quelqu’un de droit, d’honnête, qui cherche à tout prix à faire son petit bout de chemin loin de son père et de ses magouilles. Personnellement… j’ai perdu mes parents adoptifs très jeune, et ma sœur s’est suicidée il y a deux ans. Je me suis habituée à ce qu’il n’y ait que moi et que ma confiance soit donc limitée. Voire même donnée au compte-goutte, tu vois ? »

Vioryna poussa un pénible soupir avant d’oser un très léger sourire encourageant. Inutile de dire qu’elle n’allait pas s’étendre sur son environnement familial, ou même sur les véritables raisons l’ayant poussée à venir à New York, surtout dans ce bar et face à des oreilles pouvant être curieuses, bien qu’ils s’expriment tous deux en russe. Mais le mettre sur la voie, peut-être… « Disons que si tu es une oie blanche, moi pas nécessairement. Sans être l’ennemi public numéro un, ne va pas t’imaginer des trucs pas naturels ! Mais disons que parfois, avec la nouvelle technologie… c’est facile d’obtenir les informations sur n’importe qui pour peu qu’on sache quoi utiliser et où chercher. » La suivait-elle ? Ou était-il complètement perdu dans un charabia qu’elle cherchait à rendre pourtant aussi clair que possible… dans tous les cas, fallait-il qu’elle tienne à cette seule amitié liée depuis son arrivée sur le sol américain pour prendre autant de risques sans aucune garantie !

Mine de rien, Vioryna apprécia particulièrement le fait que Maël ne joue pas les grands curieux. Elle esquissa un petit sourire lorsqu’il se targua de ne pas être une oie blanche, ne comprenant pas réellement en quoi cela pouvait être une bonne nouvelle… sûrement le jugeait-elle mal, avec les quelques informations récoltées à la va-vite, sans préparation si approfondissement. Il faut dire que la nouvelle l’avait tellement choquée en elle-même que la jeune russe avait été incapable de se concentrer sur autre chose… pire, elle avait littéralement sauté sur ses clefs de moto immédiatement après lui avoir envoyé un message. Niveau curiosité, disons qu’elle se posait là aussi. Mais elle plaça soudainement sa main contre son manteau, son verre étant désormais posé devant elle, et refusa de lâcher le jeune homme des yeux tant qu’elle n’aurait pas compris exactement où il voulait en venir. Pourquoi, comment, impossible à dire. Ils s’intéressaient mutuellement par leurs mystères, leurs cachotteries respectives et l’idée de jouer les Sherlock ne pouvait que passionner la jolie violoniste… d’ordinaire, elle vivait dans une grande demeure sans couleur ni saveur, aux murs bien trop immenses et dans laquelle le maître de maison faisait régner une sorte de climat pesant, de terreur et d’oppression. Vioryna elle-même ne savait pas pourquoi elle restait dans cet asile de fou au final… « Tiens donc ! » s’exclama-t-elle avec un enthousiasme un peu plus évident qu’elle ne l’aurait voulu. « Et qu’est-ce que tu entends par « je ne suis pas vraiment une oie blanche » au juste ? Eclaire ma lanterne et je te jure qu’après, je te prouverais par a+b qu’en fait si, tu es vraiment une oie blanche. En tout cas, de nous deux tu es celui l’étant le plus. » Peut-être pouvait-elle tourner cela sous forme de jeu… la chose serait alors un peu moins difficile à mettre en place.

« Ah, mon boss, mon cher boss ! C’est ironique, je te rassure tout de suite. Disons qu’au moment même où il a passé la porte et où j’ai entendu sa grande limousine s’éloigner… le cri que j’ai poussé a dû réveiller les morts jusqu’à Guadalcanal ! Seul inconvénient : être dans une immense baraque pour moi toute seule… je sens que je vais flipper deux minutes ! J’ai horreur d’Halloween en temps normal et cette maison m’y fait vraiment penser. A te faire froid dans le dos, je te jure !! » Sans même exagérer, en prime. Vioryna se tâtait presque à se trouver un autre coin où dormir avant de récupérer la puce juste avant que son père ne revienne. C’était envisageable, en soi.

Vraiment, entre les deux, c’était à qui attiserait le plus la curiosité de l’autre. De son côté, Vioryna trouvait presque étrange que Maël ne se considère pas comme l’oie blanche de sa famille, surtout après ce qu’elle avait appris sur Tchekov père. Bien sûr, elle pouvait se tromper et le jeune homme était peut-être mêlé à des trucs pas nets, mais cela n’était pas marqué sur son visage. De même, difficile d’imaginer la jolie et douce violoniste mêlée à quoi que ce soit d’illégal. Pourtant, contre toute attente, sa vie entière était mêlée à l’illégalité. Souvent, cela lui déplaisait, comme aujourd’hui où elle ne pouvait pas s’exprimer de façon sincère face à son confident du moment, mais autant être honnête, son talent de hackeuse l’avait souvent sortie de bien des mauvais pas et ne risquait pas d’être un boulet dans les mois à venir… surtout face à son patron. « Mais je suis peut-être une serial killeuse ! » protesta-t-elle avant d’engloutir une nouvelle gorgée de whisky non sans esquisser un clin d’œil se voulant on ne peut plus moqueur. « L’habit ne fait pas le moine, comme dit le proverbe. Mais bon… au pire, on est aveugles tous les deux vu que je ne t’imagine pas autrement que comme quelqu’un de super droit… une oie blanche, quoi ! » Certes, la discussion prit bientôt une toute autre dimension mais elle amusa hautement Vioryna, n’ayant jamais été invitée chez qui que ce soit à ce jour. Sa vie n’était pas normale, et depuis son arrivée à New York, elle s’était faite excessivement petite. Les amitiés qu’elle avait liées étaient peu nombreuses, aussi ne pouvait-elle prétendre à de nombreuses invitations du genre.

« Tu vas me twister la tête si je joue du violon super tard… je le sens gros comme une patate ! » La jeune russe était flattée qu’il lui propose de la loger pour quelques jours, aussi, derrière la plaisanterie, n’hésita-t-elle pas à le gratifier de son sourire le plus franc et le plus sincère. Son besoin de tout tourner en dérision était bien présent, certes, mais derrière… elle n’en restait pas moins touchée par sa proposition. « Je sais que tu vas être gentil tout plein ! J’accepte avec plaisir, ça va être marrant. Ca va me changer de mon patron donneur d’ordres et aussi froid qu’un iceberg en pleine Sibérie… tu veux que je ramène quelque chose de sympa ? Je sais plutôt pas mal cuisiner sinon. On pourra sûrement éviter de mourir de faim, c’est déjà ça ! » Impossible que Vioryna prenne un mot pour un autre et donc se laisse embrumer par la proposition de Maël : du fait de sa vie, elle n’avait jamais été proche de personne, amoureuse de quiconque et encore moins intime avec quelqu’un.

« Bien sûr que c’est vrai ! » protesta-t-elle de façon presque franche « …ce mensonge. » Vioryna avait beau ne pas toujours être dans la légalité la plus complète, elle ne ferait jamais de mal à une mouche. Une grande douceur s’échappait souvent de ses traits, de ses gestes, de toute la personnalité dont elle était dotée. C’était bien ce qui faisait son charme, et ce qui poussait la toute jeune Marya à la considérer presque comme la mère qu’elle n’avait jamais eue. Si seulement la petite savait à quel point Vioryna connaissait sa génitrice… mais il lui fallait préserver son innocence d’enfant et pour cette raison, la jeune russe gardait un silence de marbre. Pire, elle se refusait même à avoir la moindre photographie de Sofya où que ce soit dans sa chambre ou même sur elle, au cas où son patron aurait la mauvaise idée de la fouiller. Vraiment, Maël était définitivement une oie blanche par rapport au salopard qu’elle s’obligeait à côtoyer au jour le jour. « Les gens et leurs raccourcis… laisse-les dire, ce sont juste des pisse-vinaigre ! Imagine s’il fallait construire des asiles de cons… bonjour la taille des bâtiments ! Dis-toi une bonne chose : tu seras toujours mille fois plus sympa, gentil et honnête que mon patron. Déjà en soi c’est une qualité ! » Mine de rien, Vioryna l’encourageait. Sans doute n’avait-elle pas envie d’apprendre qu’il s’était fait enrôler par le premier salopard venu alors qu’il méritait bien mieux… sans doute allait-elle y veiller personnellement à l’avenir, elle qui pouvait obtenir des millions d’informations d’un seul clic !

« Hem… franchement, si tu m’as pris pour la première midinette qui va hurler parce que tu vas sortir tes graaaandes dents, tu te plantes ! » plaisanta-t-elle juste avant de boire la dernière gorgée présente dans son verre. « Je préfère les films d’horreur aux films à l’eau de rose, moi, m’sieur ! » Bien sûr qu’elle prenait le risque. Il serait mille fois plus marrant que l’espace de cimetière ambulant qu’elle était contrainte de supporter et ça, c’était presque une promotion à ses yeux, ou des vacances improvisées qu’elle allait savourer avec un plaisir infini. « C’est quoi ton plat préféré, au fait ? Quand tu auras fini de boire, on peut aller faire des emplettes… non parce que tu t’es suffisamment laissé mourir de faim avec tes pâtes, c’est plus possible ! » Au moins, elle n’engendrait pas la morosité et Maël ne risquait pas de s’ennuyer… il allait plutôt retrouver le célèbre enthousiasme russe ! La question se tournait plutôt dans un autre sens, finalement : allait-elle avoir envie de partir, et lui, laisserait-il s’en aller ?

C’est marrant, mais entre Damon Salvatore et Maël, difficile de trouver la moindre ressemblance… son ami russe n’était pas un adepte du cynisme, ne semblait pas réellement quelqu’un de calculateur et, au bout du compte, n’avait strictement rien d’un vampire d’un autre siècle. En définitive, il restait simplement Maël, ce jeune homme adorable qui venait de lui offrir asile pour quelques jours. Mais il ne fallait pas croire que Vioryna serait du genre à rester assise sur une chaise pendant qu’il allait la loger, la nourrir et la blanchir… le sourire amusé qu’elle venait juste d’adopter le laissait clairement supposer. « A cette heure-ci ? C’est parce que tu oublies souvent que j’ai plus d’un tour dans mon sac, allez viens ! » La jeune russe l’incita à la suivre d’un simple hochement de tête alors qu’elle balançait quelques dollars sur le comptoir pour payer leurs deux consommations. Elle faisait effectivement partie de ces filles qui ne laissent pas forcément l’homme payer à tout bout de champ… surtout que Maël venait de lui offrir une sorte de paix dans son emploi du temps chaotique. Une fois dans la rue, elle regarda sa montre à son tour pour se rendre compte qu’effectivement, il était loin d’être tôt. Il valait mieux qu’ils se dépêchent s’il voulait qu’elle lui prépare quelque chose de potable à manger, comme un hachis parmentier par exemple… « Pour te répondre au sujet de mon patron, ce n’est pas tant qu’il est horrible c’est qu’il est froid, calculateur, qu’il ne possède jamais un mot gentil et part du principe que tous les gens qu’ils payent sont ses esclaves. Je n’ai pas de dimanche, pas de grasse matinée qui tienne ni même de vacances à proprement parler, à part quand il s’en va en voyage d’affaires. Souvent, je suis un peu comme un pantin pour lui. Vaut mieux éviter de le foutre de mauvais poil si tu suis mon raisonnement. Alors ouais, je ne suis pas peu contente qu’il soit parti ! Chez toi, ce sera mille fois plus calme, ça c’est net. » Vioryna n’avait jamais ouvertement parlé à Maël de son emploi, de ce qu’elle faisait chez Sergueï et pourquoi. Il savait simplement qu’elle était embauchée par un russe richissime et que c’était grâce ou à cause de lui qu’elle était venue vivre à New York il y a neuf mois.

Au bout de cinq petites minutes de marche à peine, la jeune russe s’arrêta à un magasin d’alimentation générale ne fermant pas de la nuit, où elle put acheter ce qu’il fallait pour remplir leurs estomacs respectifs d’un infini bonheur. Un petit sourire mutin prit bientôt place contre ses traits de porcelaine à cette simple idée, sourire qui ne la quitta pas même lorsqu’ils furent de retour à l’extérieur, en pleine rue bondée et bruyante. « Quand tu auras faim, fais-moi signe. Mais en attendant… peut-être que rentrer avant d’attraper un truc pas net est une idée pas mauvaise, qu’est-ce que tu en dis ? J’ai acheté de quoi boire aussi. Tu verras, je suis une invitée pas mauvaise… »

« Étoffé ? Dis plutôt que j’ai dressé un tableau moins effrayant ! » Autant être honnête, Sergueï terrorisait littéralement Vioryna. Elle avait toujours détesté que l’on s’en prenne à elle pour un petit grain de riz, et à ce sujet, elle avait toujours été sur la même longueur d’onde que sa seule amie d’enfance, Malena. Il fallait dire que du haut de son extrême susceptibilité, celle-ci avait beaucoup de mal à supporter les critiques qu’elle ne trouvait pas constructives, ou énoncées par méchanceté gratuite. Elle n’aurait jamais pu travailler pour Sergueï… ou alors l’aurait-elle fait en ayant constamment les larmes aux yeux, bloquée par cette sensibilité incontrôlable dont elle était souvent plus la victime qu’autre chose, avant de tomber dans une sorte de déprime dont elle ne se serait probablement pas sortie seule. Mais plutôt que de tomber dans ce genre de tableau navrant, Vioryna prit le partie d’en rire : Sergueï l’impressionnait mais elle n’oubliait pas son petit plan et le fait qu’elle ait toutes les armes du monde pour lui nuire. D’autant que pour l’instant, il était loin d’elle et ne pouvait donc lui faire aucun mal. « Me rembourser ? Tu déconnes, tu vas déjà me loger, je peux bien t’offrir le dîner ! Je suis venue en moto, en fait. Je vais te laisser prendre les sacs et rentrer en voiture, ne t’inquiètes pas je vais te suivre sans problème. C’est bien la rouge ta caisse ? » La jeune russe l’avait déjà vue et n’avait donc aucun mal à la reconnaître. Mais avant qu’il n’ait le temps de répondre quoi que ce soit, elle lui avait déjà mis les sacs entre les mains et se dirigea vers sa belle moto sportive, seule folie qu’elle s’était permise de s’offrir avec ses économies. Il faut dire qu’elle en rêvait depuis tellement longtemps…

Maël n’habitait vraiment pas loin, ou alors ils avaient roulés l’un comme l’autre comme des dératés. Vioryna n’eut pas l’impression d’avoir roulé longtemps lorsqu’elle le vit s’arrêter devant un immeuble en particulier… elle mit donc son clignotant et n’hésita pas à s’arrêter pour se ranger à son tour, avant d’ôter son casque et de le voir venir la rejoindre. « T’habites tout près en fait ! Ca va me faire drôle de découvrir ta garçonnière, enfin un endroit qui ne flanquera pas la chair de poule ! Tu me fais visiter ? » Casque en main, sourire sur les lèvres, autant dire que Vioryna était fin prête… et pas fatiguée pour trois sous.

« Tu déconnes ? Elle est formidable cette chambre ! J’espère qu’elle est bien insonorisée parce qu’il faut vraiment que je travaille deux ou trois partitions… promis, ce ne sera pas long. » Vioryna esquissa un bref sourire, absolument ravie de quitter ce quotidien insupportable dans ce véritable manoir pour retrouver une vie plus modeste et naturelle… celle à laquelle elle avait été tant habituée pendant des années. L’appartement où logeait Maël avait vraiment l’air confortable, du reste, pas étonnant qu’il s’y soit installé et ne souhaite pas réellement retourner en Russie. C’était risquer que son père ne lui mette le grappin dessus, du reste… « Dis-moi, désolée je vais être affreusement curieuse mais c’est dans ma nature : tu as baissé une photo tout à l’heure… une amie que tu ne veux pas me présenter ou une photo honteuse de toi ? » La jolie violoniste ne pensait vraiment pas à mal en posant la question. Elle s’intéressait, voilà tout, et il n’y avait rien de malsain derrière cette attention spéciale. La preuve, ils finissaient tout juste le tour de l’appartement que déjà, elle l’incitait à la suivre dans la cuisine afin de commencer la préparation du plat préféré du jeune homme ! Elle appréciait leur amitié telle qu’elle était et n’en n’attendait rien d’autre. Qu’il lui réponde ou pas, elle ne serait certes pas du genre à taper du pied contre le sol en signe d’exaspération… au contraire, elle hausserait les épaules et passerait à autre chose, comme n’importe quelle curieuse normalement constituée. « En tout cas, ton appart’ est vraiment sympa, tu l’as super bien choisi ! »

Sans même demander à son acolyte où se trouvait quoi dans la cuisine, Vioryna eut tôt fait de mettre un tablier et de sortir couteaux, plat et autres ustensiles utiles à la préparation du hachis. Sa dextérité venait de son côté virtuose bien évidemment, mais cela laissait clairement entendre qu’elle n’attendait pas sagement qu’on la serve, les pieds dessous la table… puisque sa sœur aînée avait dû s’occuper d’elle à la mort de leurs parents, la jeune russe avait appris à mettre la main à la pâte très jeune. D’où le fait qu’elle ne soit pas habituée à être aidée et soit davantage dans l’optique de couver les autres plutôt que l’inverse. « Je ne t’ai même pas demandé si ça se passait bien à ton boulot, quelle gourde alors ! On oublie mon patron, parle-moi un peu de toi, je suis toute ouïe. Ca t’occupera pendant que je prépare ! »

Vioryna émit une légère grimace tandis que Maël lui confiait l’identité de la demoiselle sur la photo. A aucun moment elle n’avait pensé que sa question puisse être déplacée… après tout, il lui semblait logique de demander ! Puisqu’elle allait passer quelques jours dans cet appartement, autant prendre quelques marques pour ne pas se sentir pareille à une parfaite étrangère… chose qu’elle redeviendrait peut-être à son départ, mais ce moment n’était pas encore arrivé. « Désolée d’avoir demandé, je ne savais pas. Ma foi, une raison de plus de trinquer : si tu passes par là, désert cuisant est pour ainsi dire le qualificatif parfait pour la mienne, de vie sentimentale ! » La jeune russe en plaisantait volontiers, pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait aucune intention de s’encombrer de qui que ce soit. Il n’y avait rien de cruel dans cette vérité, bien au contraire : il s’agissait plutôt d’un service rendu au pauvre fou voulant s’enticher d’une demoiselle comme elle, si charmante soit-elle. Vioryna avait bien trop à faire au niveau de son quotidien tout comme de sa vengeance… outre le fait qu’elle ne parvienne pas à faire son deuil, car cela équivalait à oublier sa sœur bien aimée. Autant dire qu’elle n’était pas sortie de l’auberge et que son quotidien n’était pas prêt de se stabiliser. « Je n’ai pas besoin d’aide, ça va aller. Si tu as quelque chose à boire avec lequel on peut trinquer, je suis preneuse par contre ! » Vioryna esquissa un bref sourire tandis qu’elle réfléchissait aux partitions qu’elle allait bien pouvoir étudier pendant son séjour ici. En bonne insomniaque se respectant, elle risquait de mourir d’ennui si elle ne pouvait pas au moins s’user les yeux sur ses papiers biens aimés… à défaut de pouvoir jouer des heures violon en main.

« Ca c’est net, ta vie doit être beaaaucoup plus stable que la mienne. Mais je m’adapte. Tu ne me connais pas encore très bien mais il m’en faut beaucoup pour m’empêcher de dormir… faut dire que je dors rarement plus de deux heures par nuit, alors en même temps ! Tu n’invites personne d’habitude ? » Très étonnée. Elle l’imaginait au contraire faire des soirées interminables à en énerver ses voisins des heures durant. « Je sais bien que je suis plutôt mal placée pour te proposer ça vu que je ne me confie que difficilement aux autres, mais… si jamais tu as besoin de parler, je suis là. » Après tout, une rupture, ce n’est jamais facile à avaler. Même si Vioryna n’en n’avait jamais subit à proprement parler.

« Te caille pas le lait je suis très bien toute seule » ajouta-t-elle pour dédramatiser l’aveu que venait juste de lui faire Maël. A sa décharge, impossible d’avoir un tant soit peu de stabilité au milieu de l’intrigue où elle se trouvait actuellement. Vioryna l’avait voulu, certes, mais les complications en découlant étaient hélas nombreuses et souvent incontrôlables… bien au-delà de tout ce que son hôte puisse imaginer. Mais la jeune russe prenait le parti d’en sourire, continuant la préparation de son plat avec enthousiasme tandis que Maël revenait à la charge au niveau d’une potentielle confession qu’elle pourrait lui faire… c’était tentant, le nier reviendrait à mentir. Il n’avait pas tort, si elle lui proposait de se confier, il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’ait pas la possibilité de trouver une épaule réconfortante de son côté, ainsi qu’une oreille attentive. A ceci près qu’elle n’était pas sûre qu’il la croit si elle lui déballait absolument toute la vérité… ma foi, ça valait peut-être le coup d’essayer. « Ma sœur n’est pas morte de façon naturelle, elle s’est suicidée » commença-t-elle sans l’ombre d’une émotion dans le regard, fidèle au masque d’impassibilité qu’elle était parvenue à forger avec le temps. « Il y a cinq ans elle a connu un homme, dont elle était folle amoureuse. Elle m’en parlait comme s’il illuminait sa vie et faisait d’elle la meilleure femme qu’elle ait pu être dans son existence toute entière. Vraiment, la voir ainsi me rendait heureuse moi-même, parce qu’elle était tout pour moi. Mais cet homme s’est révélé cruel, manipulateur et uniquement avec elle pour un but précis : obtenir un héritier. Tu sais, il appartenait à ces familles pourries qui ne jurent que par la « pureté du sang »… franchement on se croirait dans un mauvais soap ou alors carrément dans Harry Potter ! Mais bref. Ma sœur lui a donné une petite fille, Marya. Il n’a pas fallut trois semaines pour que ce bel enfoiré la dépouille de ses droits parentaux et ne quitte notre petite ville pour Moscou. J’ai vu ma sœur dépérir pendant trois longues années avant qu’elle ne mette elle-même un terme à ses souffrances en me laissant toute seule. »

Vioryna avait pris une grande inspiration, ayant subitement cessé de préparer son plat pour fixer un point dans l’atmosphère ; de cette manière, elle pouvait se concentrer et éviter de pleurer la moindre larme. Somme toute, elle refusait de se montrer si faible… « Cet homme, c’est mon patron, je pense que tu as raccroché les wagons entre eux. Je n’ai pas le choix, il faut que je protège ma nièce de ce monstre. Et si je me venge au passage, c’est tout bénef’ ! »

« Et encore, connard, ce n’est que le prénom ! » plaisanta Vioryna alors qu’il n’y avait pourtant guère matière à plaisanter. Elle n’y pouvait rien, se déprimer n’avait jamais été dans son caractère. Elle trouvait toujours un moyen ou un autre d’avancer, quoi qu’il advienne, que ce soit douloureux ou pas. En l’occurrence, elle n’avait pas imaginé la voie la plus facile à prendre, puisque cette vengeance pouvait très bien causer sa perte, mais c’était un risque qu’elle avait décidé de prendre une bonne fois pour toute. Après tout, elle n’avait plus rien à perdre pour ainsi dire… plus de famille, plus de foyer, rien du tout qui la retenait réellement en Russie, bien que cette vérité soit diablement dure à avaler. « Inutile de t’excuser, tu n’y es pour rien. C’est plutôt moi qui devrais l’être ! Je n’ai pas réussi à lui faire remonter la pente… au début, je me suis sentie diablement coupable, tu n’as pas idée… puis j’ai fini par comprendre que le vrai coupable, ce n’était pas moi. C’est ce sale type ! » A ceci près qu’elle ne s’attendait pas une seconde à ce que Maël lui propose son aide. Elle avait plutôt imaginé qu’il resterait en retrait, à l’écouter sans même forcément la croire. Fallait-il qu’il tienne à leur amitié ou qu’il soit certain de savoir faire quelque chose d’utile pour lui proposer une telle chose. Une fois encore, la jolie violoniste cessa de préparer son plat, mettant de côté le fait qu’il n’avançait pas vite, afin de le regarder droit dans les yeux. Elle y cherchait la plus petite réponse possible… une petite lumière qui lui indiquerait de quoi il avait voulu parler sans avoir à lui demander. Mais rien ne sortit de ses observations au final. « Qu’est-ce que tu entends par là, dis-moi ? »

L’air incrédule, complètement immobile, Vioryna n’avait aucune envie d’entraîner Maël dans sa chute si d’aventure cela devait mal tourner pour elle. Jamais la jeune russe ne serait égoïste à ce point… « Tu sais, moi je n’ai plus rien à perdre. Si ça se met à merder, je peux gérer ou me dire que c’est bien fait pour ma pomme. Mais je ne veux pas t’entraîner avec moi si jamais ça tourne mal. Surtout que je n’ai aucune idée de ce que tu pourrais bien faire… cet homme, en plus d’être un bel enfoiré, et loin d’avoir le prix de l’honnêteté. Pour un peu, on pourrait le rapprocher de ton père. Tu veux m’aider à faire s’écrouler le beau palais d’un homme du même type que celui que tu as fuis en quittant la Russie ? »