C'était une bonne semaine pour Kate. En fait, c'était la meilleure depuis son arrivée à New-York. Son déménagement était enfin terminé et plus aucun carton ne jonchait le sol de son appartement. Elle avait trouvé des locaux pour son nouveau cabinet d'architecte et même s'ils lui avaient coûté un bras, elle était plutôt contente de son investissement puisqu'il se trouvait à un point stratégique de New York: dans une des artères principales de Manhattan.
Afin de monter sereinement son affaire, elle avait du faire appel à un conseiller juridique qui était en fait un avocat dont elle avait entendu parler. Il avait une très bonne réputation et même si ses tarifs étaient par conséquent élevés, la jeune femme tenait vraiment à avoir les meilleurs conseils pour tout le coté paperasse. Ayant déjà dirigé son entreprise sur l'île où elle avait habitée, elle savait que chaque paragraphe d'un contrat était important.
Dans la journée de mercredi, elle avait rendez-vous avec son avocat. Arrivée sur place, elle avait été surprise de voir la fourmilière qu'était ce cabinet d'avocats. Il y avait au moins une quarantaine d'associés qui faisaient des vas et viens dans les couloirs d'un pas pressé, des dossiers, du courrier ou un téléphone à la main. L'architecte n'avait pas le souvenir d'avoir déjà vu une telle concentration d'hommes de loi au mètre carré. Dans le bureau de celui qu'elle avait engagé, elle avait pu avoir les informations et les papiers qu'elle voulait, ce qui lui avait déjà enlevé déjà un poids des épaules. Après avoir convenu d'un prochain rendez-vous, ils étaient sortis du bureau et dans le couloir, Kate avait remarqué une plaque fixée sur une porte fermée sur laquelle était gravée M.Ruthenford. Quelle était la probabilité qu'un M.Ruthenford autre que Mark soit avocat à New York? Elle était quasi-nulle. La jeune femme n'avait rien laissé paraître de son trouble devant l'homme qui lui souhaitait bon courage et ils s'étaient dit au revoir avant de partir chacun de leur coté, lui dans son bureau, elle à l'extérieur.
De retour chez elle, elle avait immédiatement allumé son ordinateur pour aller sur le site de l'ordre des avocats inscrits au barreau de New York et comme elle s'en doutait, "Mark Ruthenford" y figurait.

Aujourd'hui, samedi, Kate s'était encore réveillée avec la question qui ne trouvait décidément pas de réponse: "devait-elle aller voir Mark?". La liste des "pour" était la suivante: Elle voulait savoir pourquoi il était ici, elle voulait avoir de ses nouvelles et voir Alyssa. Quant aux "contre", ils étaient beaucoup plus nombreux: Mark devait être en colère et n'avait certainement plus envie de la voir, il était probablement en couple avec une autre femme, Kate se voyait mal débarquer comme une fleur et bavarder avec lui, elle savait que quand Mark et elle étaient en conflit ils étaient incapables de discuter calmement, il était inutile d'enfoncer le couteau dans la plaie et enfin, cela risquait de perturber Alyssa.
C'est pendant son petit déjeuner qu'elle trouva un compromis. Quand elle était sur l'île et qu'elle prévoyait encore de s'installer à New York avec Mark, elle avait eu l'occasion de noter l'adresse de sa sœur dans son téléphone portable. Elle allait donc se rendre devant chez elle en voiture, en espérant pouvoir apercevoir son ex et sa filleule entrer ou sortir de la maison. Kate savait que Mark était très attaché à sa sœur et il ne serait pas surprenant de la voir chez elle en ce début de week-end. Après tout, cela n'avait rien d'illégal et tant que la brune restait dans sa voiture aux vitres teintées, elle ne risquait pas de se faire remarquer.
Il était huit heures et demie lorsqu'elle sortit de sa douche et qu'elle s'habilla. Elle enfila un jeans à coupe droite et essaya une chemise blanche à manches mi-longues. Se rendant compte qu'il y avait plusieurs faux plis, elle batailla une bonne dizaine de minutes avec son fer à repasser pour remédier à ce problème. Elle avait toujours eu une femme de ménage pour faire le repassage et elle n'avait eu que très peu de fois l'occasion de faire cette corvée. Mais elle allait devoir s'y habituer puisque le mode de vie qu'elle s'était choisie ne lui permettait plus d'avoir des employés de maison. Quand elle en aurait les moyens elle s'achèterait un lave-linge à vapeur. Les vêtements en sortaient sans plis et en plus, c'était écologique. Une fois la chemise à peu près bien repassée, Kate sortit de son appartement avec son chien. Elle s'était dit que puisqu'elle allait du coté de Central Park, elle allait pouvoir le promener toute la matinée. Enfin tout dépendrait du chien qui visiblement se plaisait beaucoup au duplex et n'aimait pas les promenades de plus d'une heure et demie.

Une fois devant la maison de Meredith, elle attendit quelques minutes durant lesquelles elle se questionna sur la façon dont elle allait faire pour payer le loyer des locaux qu'elle louait, les salaires des associés qu'elle allait prendre et les honoraires de son avocat en attendant qu'elle fasse du chiffre d'affaire. Il était hors de question de toucher à l'argent qu'elle gardait bloqué sur son compte en attendant de trouver à quelle bonne cause l'offrir. S'il le fallait, elle pourrait vendre sa voiture et prendre le bus.
Mark et Alyssa sortirent de la maison et tirèrent ainsi Kate de ses pensées. Se sentant soudainement incapable de s'en aller sans les avoir un peu plus observé, elle leur laissa quelques mètres d'avance et les suivit dans Central Park, tenant son chien en laisse. Il aurait été difficile de la reconnaître de loin puisqu'elle avait ses lunettes de soleil et que la veille elle avait été chez le coiffeur. Elle n'avait pas beaucoup coupé la longueur mais il était rare de la voir avec un brushing et Mark n'y était pas du tout habitué.

Bien que cela lui fende le cœur de ne pas pouvoir s'approcher, elle avait le sourire aux lèvres. Alyssa faisait de grandes enjambées afin de pouvoir suivre l'allure de son père et ils avaient tous les deux l'air heureux. Lorsqu'ils s'arrêtèrent au bord du lac pour donner à manger aux canards, Kate s'assit en tailleur derrière un gros chêne. De là où elle était, elle était parfaitement bien cachée et pouvait entendre tout ce qu'ils disaient. L'animal lui, était allongé près des jambes de sa maîtresse et somnolait déjà.
Alyssa fit une réflexion sur la démarche des canards, ce qui fit rire sa marraine. Cette dernière plaqua une main contre sa bouche pour étouffer ce rire. Elle ne devait pas se faire remarquer. Même si elle ressentait une bouffée de joie en entendant la voix de la petite fille, cela la rendait triste à la fois.

Si Mark trouvait que sa fille avait le caractère de sa mère, Kate en revanche trouvait qu'elle avait celui de son père. Une forte tête impatiente qui avait bien compris qu'on est jamais mieux servi que par soi-même. Avant de savoir parler, Alyssa voulait déjà tout faire toute seule. Elle voulait tenir elle même sa petite cuillère même si elle en mettait autant sur son bavoir et sa chaise de bébé que dans sa bouche. Un peu plus tard, elle demandait à se coiffer et s'habiller seule. Au début ses gestes étaient maladroits mais elle finissait toujours par se débrouiller. Alors quand, pour gagner du temps, on faisait tout cela à sa place, elle avait l'impression qu'on la sous-estimait et boudait. C'est d'abord comme cela que son caractère se révéla, par un besoin d'autonomie et d'indépendance. Puis à l'école, elle s'imposa naturellement comme la meneuse de son petit groupe de camarades. Sa marraine était amusée de voir que si petite, elle aimait déjà avoir un certain contrôle sur ce qui se passait autour d'elle. De ce coté là, elle était l'opposée de sa mère. Sa mère avait sans cesse besoin de soutien, qu'on lui dise qu'elle était capable de telle ou telle chose et surtout, elle n'aimait pas prendre d'initiative quand d'autres pouvaient le faire à sa place. Du moins c'est ce que Kate avait largement put constater quand elles travaillaient toutes les deux. Ce n'était le cas ni d'Alyssa, ni de Mark.
Le père et la fille avait un autre point commun: la jalousie. Il fallait voir la tête de la petite fille quand l'architecte jouait avec d'autres enfants dans l'aire de jeu, ne serait-ce qu'en aidant une autre fillette à descendre du toboggan. Ce n'était pas surprenant qu'Alyssa soit en quelque sorte possessive avec la brune puisque cette dernière avait toujours été là pour elle. Il ne se passait pas une seule semaine sans qu'elles ne se voient et Kate traitait sa filleule comme si elle était sa propre fille. Elle n'avait jamais pensé qu'elle l'aimait comme si c'était le cas puisque la petite fille avait une maman et que quoi qu'il arrive, personne ne pourrait la remplacer ou prétendre au même amour. La preuve, Kate était partie sans elle à New York, ce qu'elle n'aurait bien évidemment pas fait si elle avait été sa mère. Elle s'était dit que le père apporterait bien assez d'amour à sa fille pour qu'elle ne lui manque pas trop longtemps. De plus, Kate n'avait pas eu le cœur à séparer la fillette de sa mère, bien que celle-ci n'est plus d'autorité parentale et que ses visites se limitaient à celles que Mark autorisait. Il lui avait alors suffit de douter sur sa capacité à rendre Alyssa heureuse loin de l'île pour qu'elle renonce à la vie qu'elle s'était imaginé avec les deux Ruthenford à New York. Elle n'était pas assez sûre de la solidité de leur couple pour avoir la conviction qu'il allait encore durer des années. Ce n'était pas de leurs sentiments réciproques dont elle doutait mais du fait qu'ils allaient réussir à vivre quotidiennement l'un avec l'autre. Ils étaient tous les deux impulsifs et Kate savait que sur un coup de colère, elle pouvait prendre la porte. Est-ce une bonne chose de prendre le risque que la fillette assiste à ce genre de scène? La jeune femme pensait que non. Alors elle avait préféré prendre la porte, mais sans la dispute qui précédait. C'était de très loin la plus dure décision qu'elle avait prise dans sa vie.
Une fois à New York, elle n'avait pas pu cacher sa tristesse à ses amis qu'elle retrouvait toutes les deux semaines dans le bar où ils avaient l'habitude d'aller étant adolescents. Elle leur avait parlé d'une banale rupture, en décrivant Mark comme un macho coureur de jupons et au sale caractère. Une amie lui avait alors dit qu'il lui fallait un homme calme et soumis,un poète! Kate avait éclaté de rire. C'était la description de l'anti-Mark, son contraire. Cette affirmation de la part de son amie l'avait plus réconforté qu'elle ne l'aurait cru. Après tout, quand la brunette s'était mise à imaginer la femme parfaite pour Mark, elle la vit douce, naïve, aveuglement amoureuse et adoptant toutes ses idées et opinions. Cela ne lui correspondait pas du tout.

Alors qu'elle écoutait les paroles de sa filleule et qu'elle tentait de deviner quels gestes elle était en train de faire, le chien se roula brusquement sur le dos, signe qu'il réclamait des caresses. Kate lui ordonna en vain d'arrêter puisqu'il grogna joyeusement et se mit gigoter pour inciter sa maîtresse à le gratter. C'est à ce moment là que la petite fille s'exclama qu'elle voulait le même chien. Elle n'avait pas encore reconnu l'animal qu'elle connaissait déjà. Kate l'avait eu dans un refuge alors qu'il n'avait même pas un an et il avait conquis la jeune femme en un regard. Pendant plusieurs mois et comme tout le monde, elle avait pensé que c'était un bâtard d'on ne sait quelles races et ce n'est que son vétérinaire à New York qui l'avait identifié comme un berger australien "noir tricolore". Peu importe ce qu'il était vraiment, Kate l'adorait. Quant à lui, c'était un pot de colle avec elle et appréciait tous les membres de son entourage. Tous sauf Mark en réalité.

Avant qu'Alyssa ne s'approche, la brune se leva et le chien en fit de même. Elle avait réussi à voir le père et la fille, à présent il était temps de partir. Le cœur battant à toute allure dans sa poitrine, elle marcha droit devant elle en espérant pouvoir rester cachée par l'arbre jusqu'à ce qu'elle puisse emprunter un chemin perpendiculaire.

Cela faisait toujours de la peine à Kate lorsqu'elle pensait au fait qu'elle connaissait mieux Alyssa que son propre père. Peut-être qu'à présent ce n'était plus le cas mais jusqu'à ce qu'il en est la garde, il aurait sans doute été incapable de dire quel était son dessin animé préféré, les plats qu'elle détestait, ceux qu'elle adorait ou même l'heure à laquelle elle se couchait. Tout ça, Kate le savait et elle aurait tout donné pour que Mark ait été à sa place pour toutes les premières fois de sa fille, qu'elle lui tombe dans les bras après ses premiers pas où que la première fois qu'elle ait dit "papa" lui soit adressé.
Le principal était qu'à présent, ils étaient tous les deux réunis. Mark avait encore des années devant lui pour voir grandir sa fille.
Lorsqu'elle entendit l'exclamation de la fillette qui l'avait reconnu, la brune sursauta et ferma les yeux, n'ayant plus qu'une seule pensée dirigée vers son père, "s'il te plait, ne la laisse pas s'approcher". Elle souhaitait vraiment ne pas avoir la petite fille en face d'elle, ce serait beaucoup trop dur à supporter et elle n'était pas prête à ce qu'elle lui saute dans les bras. Rien qu'à cette pensée, l'estomac de Kate se noua. Elle s'arrêta quelques secondes, sur le point de se retourner et de laisser Alyssa courir vers elle pour la serrer contre elle. Pendant une infime seconde, elle tourna même la tête, laissant deviner son profil mais elle refit immédiatement volte face. Elle ne pouvait pas faire ça, elle avait disparu de leurs vies et ce serait injuste de refaire surface en allant dans leur direction. Afin de couvrir tout cri éventuel de la fillette, elle sortit son Ipod de son sac, mit les écouteurs sur ses oreilles et le son au maximum. Puis elle inspira profondément et se remit en chemin.
Elle avait eu une mauvaise idée en les suivant, c'était un acte purement égoïste. Elle l'avait fait pour elle sans penser aux conséquences que cela pourrait avoir pour Mark et Alyssa. C'est bien parce que c'était une erreur qu'elle avait décidé de ne pas faire demi tour.

La jeune femme tourna enfin dans un chemin bordé de buissons qui la cachaient des regards de l'homme de loi et de sa fille. Elle fit encore quelques mètres, tourna à deux intersections sans vraiment faire attention à la direction qu'elle prenait puis s'assit sur un banc. Se sentant pâlir, elle enfouit son visage dans ses mains, respira calmement et tenta de se persuader qu'elle allait arriver à faire comme si de rien n'était. Sa vie commençait à peine à ressembler à ce qu'elle s'était toujours imaginé. Etant plus jeune, elle avait comme tout le monde réfléchi à l'avenir qu'elle aimerait avoir. Cela se résumait à l'architecture, la musique, ses amis et un train de vie tranquille sans pour autant ennuyeuse, ponctuée de belles aventures. Ce n'était pas le moment de tout gâcher en faisant remonter à la surface des fantômes du passé.

Son chien posa sa tête sur ses genoux et leva les yeux vers elle. Alors que la chanson qu'elle écoutait prenait doucement fin, Kate le regarda et eut un petit sourire en voyant son air pataud. Elle prit son museau dans une main et de l'autre elle lui caressa la tête.

- On va se trouver un autre parc.

Central Park était assez vaste pour que Mark et Kate ne s'y rencontrent plus mais elle préférait ne pas prendre le risque. New York était une ville assez grande pour qu'ils ne se recroisent plus jamais et c'était peut-être ce qu'il y avait de mieux pour eux deux.