Une journée parfaitement banale au Lennox Hill Hospital. Cissy n’avait pas manqué grand-chose lors de son absence, et ce bien qu’elle soit restée pas moins de deux semaines chez ses véritables parents, en Genovia. Ici, à New York, sa nourrice et son majordome se faisaient passer pour ses géniteurs, afin de garantir sa sécurité mais à tout bien réfléchir, cette situation de mensonge constant n’était aucunement confortable pour la jeune blonde. Elle devait feindre d’être une petite demoiselle sans moyens, sans autre but dans la vie que ses études de médecine –et ce bien qu’elle puisse être particulièrement fière de son parcours sans aucun accroc, faisant d’elle l’un des meilleurs internes en pédiatrie de l’hôpital où elle officiait actuellement–, et ce alors qu’elle savait monter à cheval, jouer de la flûte et cuisiner sans rien faire brûler. En somme, Cissy était beaucoup moins creuse ou transparente qu’elle ne devait le laisser penser, mais fidèle à la promesse qu’elle avait renouvelée auprès de ses parents lors de son précédent voyage, il n’était pas question de changer quoi que ce soit au statut quo de sa situation actuelle. Voilà bien pourquoi les urgences, même bondées, ne parvenait pas à lui faire ressentir une dose d’adrénaline suffisamment forte pour oublier tout ce qui pouvait bien la tracasser par ailleurs… du moins jusqu’à ce qu’elle ne voit débarquer un jeune homme dont la panique piqua sa curiosité ainsi que son professionnalisme au vif.

Armée de sa blouse blanche, de son stéthoscope et de son habituel sourire rassurant, Cissy mit soigneusement de côté sa timidité naturelle pour mieux se diriger vers l’inconnu, tentant d’un regard d’éviter que son inquiétude ne prenne des propositions incontrôlables. « Je peux vous aider monsieur ? » osa-t-elle lui demander avant que son regard d’un vert émeraude ne croise celui de la fillette, dont les yeux brillants laissaient clairement entendre une fièvre particulièrement haute. Son professionnalisme prit le dessus sur la peur, alors qu’elle approchait la fillette en lui souriant, en accompagnant ses mots de gestes extrêmement doux, cherchant à la tenir tranquille pendant qu’elle exécutait un petit examen de contrôle. Effectivement : fièvre haute, respiration difficile, pleurs de plus en plus virulents… « L’enfant a-t-elle eut une baisse d’appétit que vous avez pu remarquer ? En tout cas ne vous inquiétez pas, je ne vois rien d’alarmant je pense sincèrement qu’il s’agit d’une petite bronchite. Je vais lui faire des examens complémentaires et lui faire prendre un bain tiède afin de faire baisser la fièvre. Vous m’accompagnez ? » Cissy plaça l’enfant sur une table d’observation roulante, qui allait lui permettre de la conduire jusqu’à une salle de consultation où il n’y aurait aucun bruit ambiant et donc moins de possibilités de voir l’enfant paniquer. « Vous êtes son père ou dois-je faire prévenir ses parents ? » Il n’y avait plus qu’à espérer que la jeunesse de l’interne ne soit pas abordée… après tout, malgré son jeune âge, Cissy était on ne peut plus compétente et capable de gérer le chaos, où qu’il soit.

Ne panique pas, Jeff, ne panique pas ! se sermonnait-il tandis qu’une jeune femme blonde s’approchait de lui. Cela faisait six ans qu’ils s’occupaient d’enfants et c’était seulement la deuxième fois qu’il finissait aux Urgences avec l’un d’entre eux. Mais le premier, ça avait été le petit Oliver, qui avait 4 ans à l’époque, et qui s’était tordu la cheville en jouant dans le parc. Jeff ne s’était pas plus inquiété que ça. Mais aujourd’hui, c’était différent. Allie n’avait qu’un an et à part pleurer, elle ne pouvait pas exprimer sa douleur. Et il était clair à ce moment-là que quelque chose n’allait pas. Et ne rien pouvoir y faire le faisait paniquer encore plus. Il tenta de reprendre sa respiration. « Oui… oui, vous pouvez m’aider… Elle… a du mal à respirer, et elle a beaucoup de fièvre et… » Oh, et quoi d’autre encore ? La jeune femme, dont Jeff se douta qu’il s’agissait d’une interne, prit délicatement Allie dans ses bras, la posa sur un brancard et commença son observation. Jeff, de son côté, essaya de retrouver son calme. Allie était maintenant entre de bonnes mains. Des mains jeunes, ne pût-il s’empêcher de remarquer, mais de bonnes mains de médecin. « Oui, maintenant que vous le dites, elle a eu du mal à manger ce midi… D’habitude, elle se jette sur la nourriture. » Dès que la jeune interne avait prononcé le mot « bronchite », Jeff avait commencé à être soulagé. Une bronchite, ce n’est pas trop grave, non ? Même chez un petit enfant de l’âge d’Allie, hein ? N’est-ce pas ? Voilà qu’il recommençait à paniquer. Calme-toi, bon sang ! Il suivit l’interne jusqu’à une salle d’examen beaucoup plus calme que les Urgences. « Vous êtes son père ou dois-je faire prévenir ses parents ? » Jeff mit quelques secondes avant que la question atteigne son cerveau. Elle était sensée. « Son père ? Euh… non, je suis son… enfin, son nounou. Son baby-sitter, si vous préférez. » Il s’attendait à des interrogations, forcément. Il avait toujours droit à des interrogations. « Ses parents sont à Cambridge, dans le Massachussetts. J’ai le numéro où on peut les joindre en cas d’urgence, » ajouta-t-il tout en fouillant ses poches à la recherche de son portable. Évidemment, quand Mrs. Spencer lui avait donné le numéro, il était sûr et certain qu’il n’en aurait pas besoin…

Maintenant qu’ils étaient au calme, et que la jolie interne au sourire rassurant s’occupait de la petite fille, Jeff se sentait plus tranquille et commença à observer les mouvements qu’exerçait le médecin. Elle avait des gestes doux et même la petite semblait respirer avec plus de quiétude. Il se pencha pour voir le nom accroché à la blouse. Dr. C. Renaldi. Jeff plissa les yeux. Ça lui disait quelque chose, mais quoi ? Il scruta le visage de l’interne et effectivement, il lui semblait l’avoir déjà vu quelque part. Mais ce n’était pas le moment de s’occuper de ça et il se tourna vers la petite fille et lui dégagea une mèche qui lui tombait sur le front. Celui-ci était encore tout brûlant, mais grâce au professionnalisme du Dr. Renaldi, il savait maintenant que ça ne durerait pas. Du moins, l’espérait-il. « Elle s’appelle Allie, au fait », chuchota-t-il. Il savait qu’il n’aurait pas dû être aussi inquiet, qu’il aurait dû prendre plus de distance, mais voilà, il ne pouvait s’empêcher de s’attacher à ces enfants comme si c’étaient les siens…

Cissy aurait pu mettre sa main à couper, à bouillir et à planter sur un pic en place publique que son interlocuteur actuel avait cruellement du mal à ne pas s’inquiéter pour cet adorable petit bout de chou qu’elle venait tout juste de prendre en charge. Certes, du haut de ses vingt-trois ans, la princesse n’avait pas d’enfant et ne comptait pas en avoir tout de suite, mais à force de travailler d’arrachepied en pédiatrie, elle s’attachait énormément aux enfants sur lesquels elle veillait. On la surnommait presque la « maman poule », appellation qui avait le don de la gêner de façon virulente et incontrôlable, surtout que ces charmants bambins n’étaient en aucun cas les siens. Cissy veillait sur eux, les soignaient, leur évitait de souffrir mais cela devait s’arrêter là, car après tout, elle devait conserver sa casquette de médecin et ne pas franchir une ligne qu’elle risquait de regretter… surtout si celle-ci atteignait un certain point de nom retour. « Merci pour vos informations… monsieur ? » Cissy avait pour habitude de demander toujours au moins un nom, ou un prénom, afin de ne pas avoir à sortir du monsieur à tout bout de champ. Mais ce genre de réflexe, elle ne le conservait bien qu’à l’hôpital. En dehors, elle redevenait cette timide jeune fille, désirant davantage raser les murs que foncer dedans tête baissée avec une fière allure. S’il y avait bien une personne sur cette terre qui ne chercherait jamais à se mettre en avant, c’était bien elle… « Bonjour Allie, moi c’est Cissy. On va prendre un bain qui va te faire beaucoup de bien, d’accord ? Mais il va rester avec nous pour que tu puisses lui serrer la main si tu veux… » De toute évidence, Cissy serait sûrement aussi gaga de ses propres enfants, même si elle en voyait défiler à longueur de journée dans le service de pédiatrie et aux urgences.

« Sans doute serait-ce plus rassurant si vous appeliez la maman d’Allie ? Je peux le faire si vous le désirez, mais je suppose que le fait de l’entendre avec votre voix apaisera la nouvelle. Je confirme, en tout cas, c’est bien une bronchite, rien d’inquiétant. Je vais d’abord m’occuper de faire baisser la fièvre et faire en sorte qu’elle puisse se reposer en observation cette nuit. Si vous le souhaitez, afin de ne pas la laisser seule, je pourrais vous faire monter un lit ? » Conciliante, professionnelle, concise. Cissy émit un nouveau sourire avant d’inciter son interlocuteur à la suivre jusqu’à la salle d’observation où une baignoire pour enfant était déjà installée. Lentement, avec des gestes extrêmement précis et doux, la demoiselle commença à déshabiller l’enfant, en continuant de lui parler pour l’aider à fixer son attention et mettre de côté d’éventuelles pistes neurologiques. On est jamais trop prudents à cet âge là.

Jeff était rassuré. Bien qu’étant particulièrement jeune, l'interne savait manifestement quoi faire. Et puis, il était bien placé pour ne pas lui tenir rigueur de sa jeunesse. Combien de fois ne l’avait-on pas pris au sérieux à cause de son âge ou du fait qu’il était un homme ? Il reporta son attention sur Allie, qui entre les mains du Dr. Renaldi, semblait déjà moins souffrir. Mais sans doute était-ce juste une impression… « Winckler », répondit-il quand la jeune femme lui demanda son nom. « Mais appelez-moi Jeff. » Il avait retrouvé son sourire habituel et il regarda le médecin effectuer ses gestes et parler tout en douceur à la fillette. « Sans doute serait-ce plus rassurant si vous appeliez la maman d’Allie ? » Il sursauta au souvenir des Spencer. Bien sûr, il fallait les prévenir. Il se doutait déjà comment Mrs. Spencer allait réagir. Il soupira. « Oui, vous avez raison, je crois que je vais le faire moi-même. » Il la suivit dans une nouvelle salle, où il aperçut une petite baignoire. Sans doute était-ce dedans que le Dr. Renaldi allait faire baisser la température de la petite fille. « Et j’accepte votre proposition de lit. Je ne doute en aucun cas de vos capacités et les Spencer – les parents d’Allie – seront sans doute revenus d’ici-là, mais on ne sait jamais, et je préfère rester à ses côtés. » Tandis qu’il parlait, l’interne déshabillait doucement Allie, en prenant d’infimes précautions. « Je reviens, je vais appeler ses parents. » Avant de sortir dans le couloir, il jeta un nouveau coup d’œil et sourit. Allie était en sécurité.

Une fois dehors, il se demanda qui appeler en premier. S’il joignait Mrs. Spencer, elle allait paniquer dès qu’elle entendrait sa voix, il en était sûr. Il préféra donc appeler son mari, qui saurait alors la prévenir et la rassurer. Heureusement, Mrs. Spencer, dans son tourbillon de numéros d’urgence, lui avait fourni le portable de son mari. En quelques mots concis, il l’informa de la situation et Mr. Spencer, reconnaissant, lui promit de le rappeler dès que possible. Jeff raccrocha et retourna dans la salle d’examen où le Dr. Renaldi s’occupait toujours avec délicatesse d’Allie. Maintenant qu’il était apaisé sur l’état de santé de la petite, il se sentait un peu idiot d’avoir paniqué comme ça. Mais le souvenir du regard larmoyant d’Allie dans son petit lit lui revint, et il se dit qu’il avait bien fait. Avec la santé, et surtout, avec la santé des petits dont il avait la charge, il avait appris à ne prendre aucun risque. Tandis qu’il observait le médecin s’occuper de la fillette, il se refit la réflexion que celle-ci ne lui était pas inconnue. Peut-être l’avait-il déjà croisé dans un des endroits qu’il fréquentait ? New York avait beau être une des plus grosses villes du monde, Jeff avait appris que cela pouvait être un tout petit village quand il s’agissait de rencontrer du monde. Oui, plus il la regardait, plus il était certain que le Dr. Renaldi ne lui était pas inconnue…

« Entendu mons… Jeff. Je vais vous faire installer un lit dès que la fièvre de la petite Allie a baissé. » Cissy hocha simplement la tête en entendant le jeune homme l’informer de son appel. La jolie blonde trouva plus sage qu’il prenne l’initiative : il était toujours beaucoup plus angoissant d’obtenir ce genre de nouvelle d’un membre du personnel de l’hôpital que d’un proche ou à tout le moins une personne connue dans le cercle de la famille. Cissy le déplorait souvent, mais en tant que médecin, elle se devait tout de même de conserver une certaine distance envers ses patients, distance qu’elle étendait évidemment aux proches de ceux-ci afin d’éviter toute situation gênante. Ce n’était pas toujours évident, surtout pour quelqu’un de profondément gentil et câlin comme la jeune princesse, mais elle se rattrapait sur les nouveau-nés. Ceux-ci avaient cruellement besoin d’attention, d’entendre une voix apaisante et calmante. Quelque chose lui disait que cette charmante Allie n’allait pas faire exception, bien qu’elle ait dépassé le stade de nouveau-né du haut de ses un an. D’ailleurs, tandis que l’interne la séchait avec précaution et douceur, la petite ne manqua pas de se lover contre elle, comme si elle réclamait d’emblée un câlin que Cissy avait follement envie de lui offrir. Ce n’était pas pour rien qu’elle était jugée trop peu offensive par rapport à tous les internes de l’hôpital, se battant littéralement pour obtenir les meilleurs cas. La jolie blonde, de son côté, privilégiait le confort du patient en considérant que tout patient pouvait lui permettre de progresser, y compris s’il fallait simplement faire baisser sa fièvre et lui offrir une étreinte somme toute bien méritée… chose qu’elle finit par faire, d’ailleurs, berçant la fillette dans ses bras après l’avoir soigneusement enroulée dans une serviette. Cissy n’était guère coutumière de la chose mais il semblerait que cette enfant soit particulièrement stressée par l’environnement hospitalier dans lequel elle se trouvait… « Avez-vous pu joindre les parents d’Allie ? » demanda la jeune interne en chuchotant tandis que sa patiente s’endormait littéralement dans ses bras, apaisée et tranquille. C’était à peine si elle osait bouger de peur de la réveiller… « Vous m’observiez tout à l’heure… vous aviez une question peut-être ? » Cissy, à des lieues de se douter que Jeff l’avait justement vue dans un magazine à potins, s’embarqua sur cette pente glissante alors que d’ordinaire elle savait très bien museler sa curiosité. Ma foi, il n’y avait pas de mal à parler d’autres choses que de microbes, de maladies ou bien de mal être… y compris lorsque l’on est d’une timidité maladive comme la jolie blonde, qui ne manqua pas de rougir aussitôt en posant sa question.