Le temps était au beau fixe bien que les températures demeuraient un peu fraîches pour la saison. Quelques rayons de soleil perçaient l’horizon pour venir terminer leur course sur les vitres de ma chambre. La journée commençait bien. Vraisemblablement d’une humeur excellente, je contemplai le paysage encore quelques secondes et refermai la fenêtre. Il était huit et quart et je mourrai de faim. En quittant la pièce, je posai les yeux sur le sac de voyage que je n’avais pas encore trouvé le courage de vider –et me promis de m’y mettre le soir même. Rentré depuis quelques jours à peine, je n’avais pas pris le temps de faire grand-chose, excepté peut-être dormir et rendre visite à ma filleule. Soraya avait incroyablement grandi en l’espace de deux mois et j’avais presque eu l’impression d’être dépassé lorsqu’elle s’était mise à me parler de ses nouvelles lubies. Les filles Ayxeres m’avaient beaucoup manquées – au même titre que mes parents ou n’importe lequel de mes proches d’ailleurs –mais ce voyage avait été un mal nécessaire ; ces quelques semaines coupé du monde m’ayant permis d’y voir un peu plus clair. Aujourd’hui, j’abordai les choses d’un œil nouveau, définitivement débarrassé de mes regrets. Je ne me lamentai plus sur le souvenir de ma relation avec Anna ou sur tout ce que nous avions perdu, préférant de loin me concentrer sur l’avenir. M’éloigner d’elle m’avait aussi permis de comprendre que notre histoire était bel et bien terminée –et si je n’avais pas encore totalement tourné la page, c’était en bonne voie. Bien sûr, elle garderait toujours une place de choix dans mon cœur, car on n’oublie jamais vraiment son premier amour, mais j’étais bel et bien décidé à aller de l’avant. Un jour viendrait où il faudrait refaire ma vie et j’étais enfin prêt à envisager cette hypothèse.

Réalisant que je n’avais plus rien dans le frigo, je décidai d’aller prendre mon petit-déjeuner dehors. Auparavant, je fis un saut sous la douche et pris soin de m’arranger un peu. Mes cheveux avaient énormément poussé, raison pour laquelle j’allais profiter de cette escapade matinale pour rendre visite à mon coiffeur. Une vingtaine de minutes plus tard, je déambulai dans les rues New-Yorkaises. Tous ces visages et tous ces détails qui faisaient le charme de la « Grosse Pomme » me donnèrent envie de faire des photos et je dégainai alors mon appareil, immortalisant absolument tout ce qui accrochait mon regard. Sans m’en rendre compte, j’arrivai bientôt dans la rue où se trouvait la librairie dans laquelle travaillait Anna. Sur le coup, je fus tenté de rebrousser chemin, mais me ravisai finalement, préférant laisser faire le destin. Un tas de choses avaient pu se passer en l’espace de deux mois. Elle avait très bien pu quitter son poste ou même décidé de rentrer en Allemagne, allez savoir… Qui plus est, la croiser serait un excellent exercice dans le sens où ça me permettrait de voir si j’avais réellement fait des progrès et si j’étais capable de la considérer comme une simple amie. Toutefois, les grilles de l’établissement étaient encore fermées et je ne m’attardai pas.

Comme mon ventre criait toujours famine, je décidai d’aller manger un morceau dans le café d’en face, quand mes yeux se posèrent sur une silhouette qui m’était des plus familières. Anna. Mes membres se raidirent et une fois encore, j’hésitai à prendre la fuite. Si je n’avais pas assisté à une scène aussi dérangeante, j’aurais probablement rebroussé chemin –mais ce qui venait de se dérouler sous mes yeux m’avait plongé dans une colère noire. Furax, je traversai la rue en trombe et attrapai la jeune femme par le bras. « Alors quoi ? Je pars deux mois et tu replonges ? Tu n'as donc aucune volonté ? Aucun amour propre ?! Bordel Anna, tu vaux mieux que ça » hurlai-je en lui arrachant le petit sachet des mains. Je savais que ça n'allait pas être facile, mais jamais je n'aurais pu imaginer qu'elle allait replonger. Elle m'avait beaucoup déçu...


   

Sa réaction me laissa bouche-bée, car je ne m’attendais pas à une telle violence de sa part. Sans me laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle m’attrapa par le bras et me plaqua contre un mur de la ruelle où, quelques instants plus tôt, elle avait rencontré son dealer pour lui acheter quelques sachets d’herbe. Ses joues s’empourpraient de colère à mesure qu’elle avançait dans son discours, destiné, bien évidemment, à me faire remarquer que ma réaction était parfaitement inappropriée. Alors, quoi ? Insinuait-elle que le fait d’être parti ne me donnait plus aucun droit de regard sur sa vie ? Pensait-elle réellement que j’allais rester de marbre face à une situation de ce genre ? Était-elle naïve au point de croire que j’allais la laisser se détruire à nouveau sans réagir ? Si tel était le cas, elle me connaissait bien mal. « You DON'T get to come out of nowhere to lecture me, no ! What the fuck are you even doing here, aren't you supposed to be on some boat taking pictures ? » Je ne bronchai pas, bien que sa réaction m’eût arraché un soupir d’exaspération. Moi qui avait espéré repartir sur de bonnes bases avec elle, sa réaction tendait à me faire changer d’avis. Si je n’avais pas eu autant d’affection pour elle, j’aurais même probablement tourné les talons en lui disant qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait, car ce n’était plus de mon ressort. Mais cela aurait été un mensonge, en plus de souligner le fait que j’avais été vexé par sa réaction. « And keep your voice down, you can think what you want, that doesn't give you the right to send me to jail... » fit-elle remarquer en s’assurant que je n’avais pas trop attiré l’attention sur elle. « And for your information, I am barely smoking pot, and you are NOT making me stop. I am in control, Hayden... » J’émis un petit rire, un de ces rires cyniques et moqueurs –comme pour lui notifier que je n’étais pas vraiment convaincu et que la manière dont elle se comportait laissait même plutôt penser le contraire. Sans compter que ce genre de discours était généralement utilisé par les personnes dépendantes. Anna le savait aussi bien que moi et ce fût probablement pour cette raison qu’elle ajouta : « You've read more than me on the subject, you know there's no physical addiction... I'm done with everything else » conclut-elle avec conviction, laissant planer le doute dans mon esprit. Comme toujours j’étais tiraillé entre l’envie de la croire et ce besoin irrépressible de la protéger, même et surtout d'elle-même. Une partie de moi voulait la croire, mais pour l’avoir vu au plus mal, je ne savais que trop bien ce à quoi un petit joint de temps en temps pouvait mener. C’était de cette manière qu’elle avait commencé… Sauf erreur de ma part, c’était ça qui lui avait donné envie d’essayer autre chose et d’aller plus loin. A cause de ces cochonneries, elle avait été au trente-sixième dessous. J’avais assisté à sa descente aux enfers, totalement impuissant. Longtemps, je m’étais battu pour lui maintenir la tête hors de l’eau –et pendant un court instant, je pensais y être arrivé… Avais-je eu tort de me montrer aussi confiant ? Avais-je fondé en elle trop d’espoir ou bien étais-je simplement naïf ? « I’m aware of that, thank you » lâchai-je, un tantinet ironique. « But I also know that in most of the cases, including yours, it usually begins with a simple pot » poursuivis-je en l’imitant. « And I don’t think you quite realize the risks to which you may be exposed or how easy it is to put yourself back into it ! Damn it, Anna ! You don’t need this crap ! You’re better than that, and I’m just so mad at you right now ! I’m mad, because you don’t even realize it, and I’m mad because you didn’t stick to your promise… » Mais j’étais aussi en colère contre moi-même. Je m’en voulais de réagir de cette manière et de laisser cette histoire m’affecter autant. Je m’étais pourtant juré de tourner la page et de prendre un nouveau départ –mais le destin semblait en avoir décidé autrement. « And for your information, the mission is over ! I came back a few days ago, but since it appears that my presence bothers you, don’t worry, I’ll leave you alone ! Actually, I’m already gone » hurlai-je, fou de rage, en lui tournant le dos.


   

Des jours comme celui-ci, je ne savais même plus pourquoi j’étais tombé amoureux d’elle. La jeune femme qui se tenait en face de moi n’avait strictement rien en commun avec celle dont je m’étais entiché des années auparavant, elles étaient même diamétralement opposées. S’il fût un temps où l’on pouvait tout se dire, les conversations que nous avions depuis son retour ressemblaient davantage à des disputes –et plus le temps passait, plus je ressentais le besoin de couper les ponts. J’avais même essayé, de toutes mes forces j’avais essayé. Je m’étais fait violence pour que ça marche, mais quelque chose me ramenait toujours à elle, comme une attraction, une force inexpliquée contre laquelle je ne pouvais plus lutter. Il suffisait de voir où mes flâneries m’avaient menées... Je pouvais toujours essayer et me convaincre du contraire, je n’étais pas arrivé ici par hasard. Quelque part, j’avais voulu la voir, ne serait-ce qu’une minute l’apercevoir et assouvir ainsi une envie malsaine, me persuader l’espace d’un instant que tout n’était pas définitivement fini et que je pourrais toujours faire partie de sa vie. J’avais échoué, manqué à ma promesse et si j’étais trop orgueilleux pour l’admettre, je réalisai quand bien même mon erreur et comprenais sa colère. « You don't know what I need ! Be mad all you want ! I'm not the only one not doing what I was supposed to… » Déverse lui ta haine au visage et marche, marche aussi vite que tu pourras, fuis cette femme qui hante tes pensées et lacère ton cœur. Sois courageux, me soufflait ma conscience tandis que je lui promis, une fois n’étant pas coutume, de la laisser tranquille. Je lui tournai le dos et commençai à marcher dans la direction opposée espérant, sans doute un peu naïvement, qu’elle allait me rattraper. Mais elle n’en fit rien. Anna se mit à crier à son tour. Sa voix était teintée d’amertume et elle parlait si vite et si fort qu’elle donnait presque l’impression de me haïr. « You weren't supposed to be back at all ! You can't keep showing up, judging me and trying to get me back to the one YOU want me to be ! » Elle avait raison. Jamais je n’aurais dû revenir et si j’avais un semblant de jugeotte, j’aurais même arrêté d’essayer. Mais c’était plus fort que moi. Quoi que je dise, quoi que je fasse, il y a avait toujours cette petite voix dans ma tête qui m’implorait de tenter le tout pour le tout, d’essayer une dernière fois… Malheureusement, toutes mes tentatives s’étaient soldées par de lamentables échecs… Alors pourquoi continuer ? Pourquoi s’acharner de la sorte. Sans m’en rendre compte, j’étais sans doute devenu masochiste… « Don't come back, Hayden ! » Je m’arrêtai subitement de marcher, ses mots m’ayant fait l’effet d’un électrochoc. « Is that really what you want ? » murmurai-je de manière à peine audible. Lorsque je me retournai pour lui faire face, je remarquai qu’elle m’avait à son tour tourné le dos –et n’écoutant que mon courage, je la rattrapai. « Is that really what you want ? » Ma main se referma doucement sur son avant-bras que je lâchai presqu’aussitôt. « Do you want us to pretend nothing has ever happened ? Do you want us to forget all we’ve been through and the love we felt when we were together? Do you really want me to walk away and never come back ? Is it really and definitely over this time Anna? » Mes mots s’étranglèrent et je sentis mon cœur se serrer. J’avais voulu jouer à un jeu dont je ne connaissais pas les règles et j’avais été si aveuglé à l’idée de gagner la partie, que je n’avais pas réalisé que j’étais en train de tout perdre.


   

Voilà, nous y étions finalement arrivés. Ce moment, que j’avais si souvent redouté, était bel et bien là. L’engrenage était en marche, nous ne pouvions plus reculer. Sans même m’en rendre compte, j’avais posé LA question et sa réponse allait marquer un tournant considérable dans nos vies. Les mots qui allaient sortir de sa bouche allaient être décisifs, ils allaient, ils pourraient tout changer –pour le meilleur, comme pour le pire. Soudain, je me mis à songer au jour de notre rencontre, aux premiers mois de notre relation et à cette insouciance qui nous caractérisait tandis que nous n’étions encore que des adolescents. Que connaissions-nous de l’amour à l’époque ? Pas grand-chose, j’imagine, mais nous étions heureux. A l’abri des regards, unis dans l’adversité, nous avions pris l’habitude de nous cacher sous la couette pour élaborer tout un tas de projets. Tu veux combien d’enfants ? Au moins trois : une fille et deux garçons ! Toi, tu deviendras un photographe reconnu et moi je serai écrivain ! Oui et on aura une belle maison, avec un grand jardin ! Idéalistes, nous n’avions alors aucune idée de ce que l’avenir nous réservait... Connectés, liés, inséparables et rêveurs ; tous ces qualificatifs qui autrefois nous définissaient, me parurent soudainement bien dérisoires. « It has to be over... » Je baissai la tête pour cacher mon désarroi. Alors, c’était comme ça que cela allait prendre fin ? Là, au beau milieu d’une ruelle ? « I thought it already was. Look at us... We don't make sense anymore... » Je me pinçai les lèvres en espérant que ça m’aiderait à garder mon calme. Ces paroles me faisaient mal, un mal de chien, mais je m’efforçai de ne rien laisser paraître et restait silencieux. « You were the one who got away this time, and it was for a reason... I was wrong when I did, I can see it now, but... You got it. We've changed – I've changed. And I'm not good for you... » Je relevai la tête et laissai échapper un léger soupir de protestation. Depuis quand était-elle la seule et unique juge ? Depuis quand jugeait-elle de ce qui était bon pour moi ? Et de quel droit ? « And you're not good for me neither... because every time I see you, I picture it. My room back in Berlin, how I was lying there for hours with my hand on my belly just to try to feel the baby's heartbeat... I remember the first echo, and... how I wanted you there, how  much I wanted you to... share all of this with you. I remember the letter, the one I never opened, and everytime I look at you, everything's coming back... and in the end, it all comes back to it, to that... baby. And you can't tell me it's not my fault all you want, it's not even the point, I just... I 'm grieving, still. And I'm never gonna be over it. » Un flot de larmes vint alors inonder ses joues. Anna s’efforça de les chasser du mieux qu’elle put, mais la douleur transperçait ses yeux. Ces larmes étaient comme une porte ouverte sur une âme et sur toutes ces blessures enfouies, ces souvenirs qui l’empêchaient d’aller de l’avant. A cet instant, j’aurais aimé la prendre dans mes bras, lui crier mon amour et lui jurer qu’on allait s’en sortir, car c’est ce qu’on faisait toujours, mais je n’en fis rien. Paralysé par ses propos, je l’écoutais mettre un terme à notre relation, totalement impuissant : « That being said... I'd rather not see you coming back, no... Because I can't give you anything anyway... » Elle recula d’un pas, comme pour donner plus d'aplomb à son discours, mais je n’étais pas encore prêt à la laisser partir. Tout du moins, pas avant d’avoir vidé mon sac. « So, it’s gonna be all about you again, right ? Because it’s always about you, isn’t it, Anna ? » C’était mesquin et de mauvaise foi, mais une part de vérité subsistait tout de même dans cette attaque. « You’re the only one to be taken into account, because I don’t suffer, I haven’t lost that baby… I wasn’t there, so I cannot understand. In fact, he or she was never really mine… » A ces mots, elle ouvrit la bouche pour protester, mais je ne lui en laissai pas l’occasion. « Don’t even bother answering me, because you can say all you want, deep inside, you know I’m telling the truth. You’re thinking nobody can understand you or even imagine what you’ve been through… Well, I’ll tell you what ? You’re not the only person who has suffered ! In fact, you’ve hurt me so many times that I’ve stopped counting. But I’m not here to put the blame on you. I wanted an answer to my questions, and that, you finally gave to me… Do you know what’s the great sadness in all of this ? If you had given me only but once more chance, I’m sure we could have been happy. Anyway, it’s not what you want, I got the message, and I’m going to respect your choice. But if you allow me, I will give you one last piece of advice… » Des larmes coulaient à présent sur mes joues et je dus prendre une grande inspiration pour contrôler mes sanglots. « If you keep rejecting everyone, you’re gonna end up alone, and in spite of the fact you’ve just broken my heart, it’s not what I want for you. It’s really not… Goodbye Anna…» dis-je, en lui caressant douloureusement la joue.