Cersei avait certes stoppé son ouvrage culinaire, mais cela ne l’empêchait pas d’écouter les dires de Kellen avec attention : il était le professionnel en matière de dressage, n’est-ce pas ? A ceci près qu’elle ne s’attendait pas à devoir répondre à autant de question. D’ordinaire, lorsque l’on achète un animal, on lui prévoit un panier, une gamelle et après… on s’en occupe de façon presque mécanique en lui donnant toute l’affection qu’il mérite. Pourquoi diable tout choisir d’entrée de jeu ? L’appartement de Cersei était assez grand pour qu’il ait même plusieurs coins à lui, puisqu’elle n’était pas sans savoir qu’un chien peut ne pas dormir à la même place de façon systématique… bref, pour quelqu’un d’aussi rigoureux et soupçonneux qu’elle, il n’était pas étonnant qu’une telle façon de faire l’intrigue. « Pardon de demander, mais… en quoi cela peut-il être utile pour vous ? Je veux dire, tant que je vous dis quelle race est idéale, que l’on choisit le chien en duo, le reste me concerne, non ? Je ne suis pas certaine de comprendre la marche à suivre de votre boulot de dresseur dans un détail pareil. Il ne va pas être mis à la rue si c’est votre question. » Cersei semblait éberluée et mettait les points sur les virgules, mais sans doute était-ce un relent du choc émotionnel qu’elle venait de subir. En temps normal, elle n’aurait probablement pas été si vive, elle qui brillait plus souvent par son amabilité et sa douceur que par son esprit de contradiction. Il ne fallait pas lui en vouloir… il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas été dans une telle situation. « Oui, oui, faites donc cuire ! » lança-t-elle avant de finir de couper ses légumes et d’en faire une véritable salade composée comme on en voit peu. « Sans vouloir vous offenser, loin de moi cette idée… vous ne savez pas du tout qui je suis. Il est évident que nous ne vivons pas du tout dans le même monde, et je ne parle pas d’argent. Vous voyez sûrement le bon chez autrui, mais moi, j’ai une fâcheuse tendance à remarquer d’abord le mauvais. »

Demander une analyse à Cersei revenait à être masochiste, il ne pouvait en être autrement. Il fallait dire que son image des hommes n’était pas exactement la meilleure que l’on puisse trouver, aussi lui demander ce qu’elle pouvait bien voir de mauvais chez Kellen relevait du suicide. Elle n’avait aucune raison d’être magnanime, de plus, puisque son comportement l’avait vexée. Elle détestait qu’on ne lui fasse pas face, qu’on ne l’affronte pas et, surtout, que l’on évite de la regarder dans les yeux. Sans doute avait-elle trop souffert de sa féminité dans un métier résolument masculin, ou sans doute son passé avec son ex-mari jouait-il en sa défaveur, mais dans tous les cas, il n’était pas difficile de tirer sur la corde sensible. Peut-être en serait-il de même pour Kellen une fois qu’elle en aurait fait l’analyse négative… « Le mauvais ? Vous êtes sûr de vouloir savoir ? » préféra-t-elle demander, tout en déposant l’instrument de cuisine qu’elle avait gardé en main jusqu’ici. Cersei cherchait à lui prouver qu’elle ne le fuyait pas et n’avait pas l’intention de courber l’échine juste parce qu’il était de sexe masculin. C’était même tout l’inverse… justement parce qu’elle avait à faire à un homme, il n’aurait droit à aucune délicatesse de sa part dans un moment comme celui-ci. « Je dirais que vous préférez reculer plutôt que d’oser les choses. Vous vous cachez derrière un tempérament sympathique, on vous admire, on vous apprécie mais personne ne vous connait vraiment. Je pense même que vous passez davantage de temps à vous cacher d’autrui plutôt qu’à vous ouvrir sincèrement… peut-être est-ce dû au fait que vous n’avez pas eu votre mot à dire dans votre jeunesse, et depuis, vous n’en faites qu’à votre tête ? Je ne peux pas le jurer mais je ne pense pas me tromper. Oh, et vous n’êtes pas à l’aise avec la gent féminine, ce qui me fait dire que vous n’êtes pas adepte des histoires courtes… ou des histoires tout court. Vous refusez de prendre un risque, d’avancer quitte à votre prendre une porte dans la figure, ce qui me fait revenir au premier point évoqué : vous reculez plutôt que d’oser. Mais la vie ce n’est pas qu’être professionnel, user de jolis mots et paraître comme la personne la plus respectable de la terre… puisque au final, l’être humain est égoïste et aura tôt fait de vous laisser crever avec votre solitude. »

Cersei prit une grande inspiration avant de se passer une main dans sa chevelure. Son analyse était sûrement rude et difficile à entendre, mais peut-être en avait-il besoin… « Vous me trouvez rude ? Qu’en est-il de ceux qui apparemment vous ont blessé et rendu ainsi ? Ouvrez les yeux, Monsieur Johnson. L’humanité est cruelle. Ce n’est pas une raison pour vous refusez le droit d’être heureux… chose que vous faites et que je trouve ridicule, bien que je sois mal placée pour vous juger. »

Cersei fut la première surprise lorsque Kellen lui répondit par la négative : beaucoup d’autres hommes se seraient rapidement offusqués avec le tableau qu’elle venait juste de faire de lui. Elle arqua donc un sourcil, le laissant pleinement s’exprimer et confirmer ainsi la plupart de ses propos… il n’était sûrement pas homme à se mettre en avant, l’évidence était aussi véridique qu’un nez au milieu d’une figure, et encore moins à tâcher de se mettre en avant pour plaire à une femme. Sans aller jusqu’à dire qu’il était quelqu’un d’effacé, elle ne voyait pas en lui quelqu’un de désireux d’acquérir son propre bonheur… ma foi, cela ne regardait que lui. Cersei n’était en aucun cas responsable de sa personne et avait déjà bien assez à faire avec ses propres désirs et autres craintes ambulantes… « Personne n’a dit que c’était facile. Après, tout dépend de ce qui vous satisfait, je ne suis pas dans votre tête ni extralucide, je ne peux donc pas répondre à cette question. Mais dites-vous que votre famille et vos amis ont une vie, des désirs, des espoirs. Pourquoi pas vous ? Il n’y a aucune loi qui l’interdise, vous êtes votre seul frein. » Cersei avait la fâcheuse impression de dire des mots qui lui iraient pourtant à ravir dans son cas… hélas, ses freins à elle étaient multiples. Kellen n’avait certainement pas vécu les mêmes choses et sa réticence devrait être probablement moindre… comme quoi, chacun possède son caractère et le passé n’est que la moitié seulement de l’équation. « Je vous demande pardon ? » L’australien avait beau s’être aussitôt reconcentré sur la cuisson de la viande, il n’en demeurait pas moins que la jolie blonde ait entendu ses paroles… si c’était sa façon de lui faire du rentre dedans, autant dire qu’il venait de la surprendre : d’une parce qu’elle n’avait plus l’habitude de la chose et de deux parce qu’elle serait infoutue d’en être certaine.

« Je crains qu’il ne faille m’éclairer sur ce que vous venez de dire » renchérit-elle, ses mains sur ses hanches, l’air incrédule. Cette fois-ci, le jeune homme avait heureusement laissé son discours canin de côté pour oser quelque chose… ce n’était pas trop tôt, somme toute. Mais Cersei restait quelqu’un de cérébral, qui ne croyait que ce qu’elle voyait. Il n’était pas question de croire à la poupée qui tousse avant d’avoir eu le prototype entre les mains… « La viande peut cuire sans que vous ne lui teniez la main, regardez-moi et allez au bout de votre pensée. Sinon, ce n’était pas la peine de lâcher une telle bombe pour vous en laver les mains ensuite ! » Cersei ou la raison par excellence… hélas.

Cersei écouta le long discours prononcé par Kellen, mais son visage n’était pas marqué par un sérieux impénétrable. Une sorte d’émotion incompréhensible s’était emparée de ses tripes sans vouloir la lâcher… que faire, que dire ? Le dresseur n’avait pas toutes les cartes en main. Il couvrait le petit Aaron de compliments tout ce qu’il y a de plus véridiques, mais il n’avait pas conscience du nombre d’efforts que cela avait demandé à Cersei. Élever son fils en étant seule et toujours en déplacement n’avait pas été une mince affaire, bien au contraire. Souvent, l’impression de tout faire de travers persistait dans l’esprit de la jolie archéologue, tant et si bien que sa sœur aînée avait beau tenter de la raisonner, Cersei n’entendait strictement rien. Comment diable pouvait-elle bien faire en confiant sans arrêt son fils à son beau-frère et à sa sœur ? C’était impossible. Mais Aaron était le premier à ne jamais lui en vouloir et à se languir silencieusement de ses retours. Il partait du principe qu’il se devait d’être sage afin que sa mère soit fière de lui, et de fait était un garçon bien élevé, non capricieux ou alors toujours dans la mesure du raisonnable. Cela n’avait pas été facile pour eux deux… bien sûr il était trop petit pour comprendre mais finissait par sentir que son père n’avait guère été tendre avec sa jeune génitrice. Cela restait… compliqué. Au final, Cersei fut incapable de relever ne serait-ce que le dernier compliment de Kellen, pourtant diablement flatteur, tant ce qu’il avait dit avant la ramenait inlassablement à la tristesse de sa condition… « Ne pas me laisser avoir facilement est pour ainsi dire… vital à ma survie. Sans cela je suis perdue. Voyez-vous… mon mari était jaloux de l’amour que je porte à mon fils. Il se sentait délaissé et même si au départ il ne s’agissait que de réflexions déplacées, cela a fini par empirer. J’étais une femme battue, M. Johnson. Je ne sais pas par quel miracle je vous en parle aujourd’hui alors que ce n’est pas mon genre d’ordinaire, mais c’est un fait. Mon mari était violent, j’ai fais en sorte d’obtenir la garde complète de mon fils et j’essaye, à ma façon de remonter la pente. Avec tous mes travers, mes nombreux déplacements et tout ce qui s’en suit… mais vous avez raison, j’ai beaucoup de chance, car mon fils est formidable. Il deviendra quelqu’un de bien et nul n’en n’est autant persuadé que moi. Mais voilà qui vous explique pourquoi me laisser approcher est un peu… délicat. »

Cersei se passa une main contre sa nuque avant de laisser un rire nerveux peupler l’atmosphère sonore : diantre, elle n’aurait jamais imaginé que cela puisse être aussi facile d’en parler. Surtout à quelqu’un de totalement inconnu… « Je pense que si mon fils agit différemment des autres enfants c’est parce qu’il n’a pas vécu la même enfance qu’eux. Je ne peux pas toujours le protéger de tout et ça me rend folle. Je ne sais même pas pourquoi je vous parle de tout ça, après tout, vous n’êtes que son prof ! » Que pouvait-il bien en avoir à faire, après tout ? Pas la moindre chose très certainement !

Cersei était restée on ne peut plus crispée pendant de longues secondes, mais la phrase de Kellen, qu’il prononça afin de se blâmer, lui arracha un rire franc. S’il avait été comme son ex-mari, elle l’aurait viré à grands coups de balai dans la tronche, il pouvait en être persuadé. La situation n’était pas simple et bien qu’elle fasse tout ce qui était en son pouvoir pour tacher d’être naturelle face à la gente masculine, ce n’était pas toujours aussi efficace qu’elle le voulait. Par chance, son fils avait l’air de conserver cette notion de respect d’autrui qu’elle n’avait de cesse de lui inculquer, pendant les rares moments privilégiés qu’ils avaient ensemble. Cersei se savait on ne peut plus chanceuse… son fils ne lui en voulait pas de s’absenter si souvent, il l’encourageait même dans son travail, à sa façon tout du moins. Sans ses encouragements, la jolie américaine n’aurait pas le courage de faire un quart de ce qu’elle faisait pourtant actuellement, dans son boulot comme dans sa vie personnelle. « Vous n’êtes pas comme lui. Qu’est-ce qui vous a mis une idée aussi sotte en tête, d’ailleurs ? » Cela ne faisait rien, il était parvenu à détendre légèrement l’atmosphère, même sans chercher à le vouloir vraiment. Kellen semblait tellement gentil, tellement avenant qu’elle en avait presque le tournis. « Vous êtes un extraterrestre. Vous le savez ça au moins ? » Personne n’est aussi adorable sans chercher son plaisir au moins de façon brève. Mais pas le dresseur… il semblait heureux de voir les gens sourirent autour de lui. Si ce n’est pas une perle rare ça, personne ne peut savoir de quoi il s’agit ! « Inutile de vous blâmer, je suis toute aussi fautive que vous. Je suis déjà très chanceuse d’avoir un fils aussi formidable et patient que le mien, mais c’est plus fort que moi, pour le reste je panique et je merde grave. Vous pouvez dire que je suis bonne pour l’asile, je ne me vexerais pas ! »

Cersei poussa un léger soupir tandis qu’elle le regardait s’occuper du dîner comme un chef. Il devait avoir une habitude folle de prendre soin des gens, il n’y avait qu’à voir la dextérité qu’il mettait dans son ouvrage… pour un peu, elle aurait très bien pu rester à l’observer des heures durant. Vraiment, elle n’était pas capable de savoir ce qui clochait chez elle. Pourquoi ne pas essayer ? Pourquoi ne pas faire ne serait-ce qu’un pas vers cette personne formidable afin de regoûter à ce bonheur dont elle avait si cruellement été privée ? « Mon fils vous apprécie énormément, en tout cas. Ca ne fait aucun doute. »