En avance. Fi était en avance et c’était un événement bien rare. La jeune femme n’était pas de ces filles qui aiment se faire désirer pourtant elle n’arrivait jamais à l’heure. Peut-être était-ce un moyen de s’opposer à cette existence bien cadrée que le monde lui offrait ou simplement une incapacité à mesurer le temps qui passe, qui file à vive allure, qui nous glisse entre les doigts. Mais en ce samedi soir d'avril, il n'était pas question d'être en retard. Il était donc 8h47 précisément lorsque Fi entra dans le pub : lieu dans lequel elle était attendue à partir de 9hoo. Elle connaissait bien l'endroit. En effet Damon et elle s'y rendaient relativement régulièrement depuis quelques années déjà. Ils y étaient entrés par hasard et c'était devenu leur repaire en quelque sorte. Fi avait immédiatement apprécié l'atmosphère qui y régnait. Un pub sans prétention : on était loin des bars branchés qu'elle avait l'habitude de fréquenter. La plupart des êtres humains qui foulaient ce sol étaient des habitués de tout âge. En fond sonore le jukebox crachait quelques notes de jazz ou de rock et bien que la carte proposait de nombreux cocktails, tout le monde ici se contentait de bières ou de whisky. Phyllis qui aimait pourtant la musique assourdissante et la folie de ses semblables, se plaisait dans cette pièce plus rustique et dans laquelle on pouvait s'entendre parler. Cependant, cela faisait quelques temps qu'elle n'y avait pas mis les pieds. Son nouveau poste au sein de la brigade des stups rendait toute sortie difficile. Travaillant majoritairement la nuit, elle avait eu du mal à se libérer. Quant aux horaires de Damon, ils n'étaient pas plus simples. C'est pourquoi Fi était ravie de pouvoir enfin passer une soirée avec lui. Elle l'avait prévenu en début d'après-midi quand son chef lui annonça qu'elle était libre jusqu'à dimanche soir. Par chance, Damon n'était pas de nuit non plus.
Elle était à présent dans le pub, assise au bar, une bière devant elle. Elle était évidemment trop bien apprêtée pour l'occasion mais la jeune femme n'arrivait pas à se débarrasser de cette fâcheuse maladie qu'est l'extravagance. Elle passait son temps à effacer sa féminité dans son travail afin d'être prise au sérieux, donc, lorsqu'elle en avait l'occasion, elle appréciait les talons outrageusement hauts et les robes courtes. Elle avait attaché ses épais cheveux en une haute queue de cheval dont la simplicité jurait avec le reste de son apparence et attendait patiemment que son ami fasse son entrée.

Elle était d'une humeur étonnamment enjouée. Ces derniers jours avaient été agités mais peu funestes : aucun meurtre chez les dealeurs. Un miracle. Cela ne signifiait pas pour autant que la brigade était en vacances. Loin de là. Fi avait toujours eu un regard détaché à propos de la drogue. Elle n'avait vu que le côté festif de ces substances mais depuis sa mutation, elle avait compris qu'il n'y avait rien de divertissant là-dedans et qu'il s'agissait bien d'un fléau. Ceci la rendait peut-être moins drôle auprès de ses proches mais il n'était plus question qu'elle touche à quoi que ce soit d'illégal et tentait tant bien que mal de convertir ses amis à ce nouveau 'régime'. Elle avait intégré l'équipe depuis peu et devait encore faire ses preuves mais elle espérait qu'on lui fasse bientôt suffisamment confiance pour lui proposer de travailler sous couverture. Cette idée la fit sourire puis elle porta la bière à ses lèvres. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas utilisé ses talents d'actrice et devenir quelqu'un d'autre l'espace de quelques jours lui ferait un bien fou. En grandissant elle avait arrêté les mensonges pour devenir cette personne honnête et droite. Cependant, de temps à autre, le petit démon caché dans un coin de sa tête refaisait surface et même si elle le faisait taire, elle adorerait le laisser s'exprimer surtout s'il pouvait être utile pour envoyer des dealeurs en prison !
Ses pensées s'évanouirent lorsqu'une main vint se poser sur son épaule. Persuadée qu'il s'agissait de Damon, elle sourit, dévoilant ainsi ses dents couleur d'écume puis se retourna. La joie s'effaça quelque peu de son visage lorsqu'elle découvrit que l'homme en question n'était pas celui qu'elle attendait. L'inconnu s'assit à ses côtés sans même demander la permission et commença à flatter la jeune femme à l'aide d'un discours d'une spontanéité discutable. Fi était d'un naturel brutal, parfois mauvais et aurait, en temps normal, congédié l'étranger sans plus de cérémonie. Cependant, elle avait ce soir envie de faire preuve d'un peu plus d'amabilité. Cela ne signifiait pas pour autant qu'elle cèderait à de quelconques avances mais elle décida d'essayer d'abord la manière douce. « J'attends quelqu'un vous savez... » Cette remarque n'eut pas l'effet escompté. Le jeune homme poursuivit son flot incessant de paroles sans tenir compte de son commentaire et Fi se demanda alors comment les femmes douces et gentilles arrivaient à se débarrasser de ce genre de spécimens. Entre deux détails passionnants sur sa propre personne, il glissait un compliment peu habile à propos des yeux clairs de son interlocutrice ou de sa tenue vestimentaire. La maladresse du squatteur commençait presque à fasciner Fi. Il lui posait des questions sans même lui laisser le temps de répondre, sa nervosité était palpable. Elle allait lui porter le coup de grâce lorsqu'elle aperçut Damon. Son visage s'illumina. « Le voilà justement ! » Elle fit un bref signe de main à son ami et, à la vue de ce dernier, l'inconnu se tut enfin. C'était donc ainsi que faisaient les femmes trop aimables : elles attendaient qu'on vienne les sauver.