Karina faisait beaucoup d’efforts, se donnait énormément dans son travail. Si elle l’avait choisi, ce n’était pas pour rien, et elle y mettait souvent tout son cœur. Elle voulait être reconnue : qu’on reconnaisse ses efforts et ses mérites. Elle voulait être choisie en premier par les médecins, être celle qui leur venait tout de suite à l’esprit lorsqu’ils pensaient à un jeune interne qui allait faire une grande carrière, assister aux opérations les plus difficiles et les plus impressionnantes. La jeune femme avait énormément d’ambition et elle savait qu’elle allait réussir à atteindre tous les buts qu’elle s’était fixé : elle se voyait bien en chirurgie cardio-thoracique. Elle sentait quand même que ses efforts commençaient à payer. Elle n’avait donc pas fait tout ça pour rien. Elle avait quand même risqué de se mettre à dos sa famille à entière – elle se demandait même si ce n’était pas effectivement le cas, surement, vu les personnalités de ses neveux et de ses frères. Mais ce qu’elle avait craint le plus, c’était son père. Elle avait nettement la sensation de l’avoir trahi en partant et pourtant elle n’avait pas eu envie de se rétracter, de réfréner son envie de partir pour New York et d’étudier la médecine. Ce n’était pas tant en soit les études qui le dérangeaient. C’était plutôt le pays qu’elle avait choisi, le fait qu’elle ait voulu s’éloigner ainsi et ait choisi de se livrer à l’ennemi. C’était en tout cas comme ça que Serguei l’avait perçu. Et ce n’était pas pour rien qu’elle avait réfléchi plusieurs mois pour être certaine que c’était bien ce qu’elle désirait avant de lui en parler. Il avait accepté de la laisser partir, à contrecœur, en voyant qu’elle n’abandonnerait pas et que cela ne servirait à rien de la garder de force auprès de lui. Puis elle serait sans doute plus en sécurité loin.

Aujourd’hui, le chirurgien cardio-thoracique titulaire lui avait fait confiance et lui avait donné un peu plus de responsabilités que d’habitude. Comme elle avait déjà prouvé de quoi elle était capable et à quel point elle pouvait être douée, il l’avait laissé effectuer quelques-unes de ses consultations. Karina avait tout de suite était enthousiaste : elle venait de gravir un échelon et elle pourrait encore plus faire ses preuves ainsi. Elle prit le temps de lire le dossier de son prochain patient en marchant dans les couloirs de l’hôpital et prit rapidement connaissance de son histoire et de ses antécédents médicaux. Il s’agissait apparemment d’un ancien soldat américain qui se retrouvait avec une insuffisance pulmonaire après avoir réussi une balle dans le poumon. Ce n’était pas la première fois qu’il venait faire des tests ici mais ce serait sans doute la première fois qu’elle s’occuperait de lui seule. La jeune femme se mit ensuite à lire les résultats de ses tests. Elle finissait à peine lorsqu’elle arriva devant le bureau que lui avait laissé son titulaire. Un homme vint presque immédiatement à sa rencontre et son visage lui dit tout de suite quelque chose : elle l’avait surement déjà vu lors de précédents examens, quand elle avait accompagné son chirurgien. « Bonjour docteur ! » Il lui tendit la main et ajouta un sourire qu’elle interpréta comme étant un peu charmeur. « Bonjour Monsieur Hastings. » Elle serra la main qu’il lui tendit et n’oublia pas de lui rendre son sourire. Après quoi, elle l’invita à la suivre. Ils prirent tous les deux place d’un côté du bureau. « Alors c’est de pire en pire ? » Elle ne répondit pas tout de suite et prit un peu plus de temps pour lire les résultats des différents examens qu’il avait eu à passer un peu plus tôt. Ce n’était en effet pas très engageant. Un air grave s’était emparé de son visage, elle n’aimait jamais annoncer de mauvaises nouvelles aux patients, surtout quand ils semblaient de si bonne humeur comme Aaron en ce moment. « N’ayez pas peur hein ! Je peux tout entendre surtout venant d’une jolie fille comme vous ! » Elle reprit un peu de contenance en entendant son compliment et se mit à sourire de nouveau. « Eh bien… » Elle marqua une courte pause et l’observa un instant. « Ce n’est pas vraiment positif, non. » Le pauvre, il avait l’air d’avoir plein d’énergie à revendre, il avait l’air d’être un homme bon et généreux et il ne méritait pas ce qui lui arrivait. Personne, en fait. « Rien de trop alarmant pour le moment mais vous devez être encore plus vigilant pour ne pas que cela s’aggrave encore. »

« Je pensais qu’au côté d’une belle plante comme vous j’aurais pu enfin un peu respirer et j’aurais pensé qu’on m’aurait dit que ça allait mieux ! » Karina n’osa pas sourire en entendant le compliment qu’il venait de lui faire. Mais ce n’était pas vraiment le moment, elle venait de lui annoncer une mauvaise nouvelle. Elle se devait de rester professionnelle. Surtout qu’elle n’était pas très douée pour annoncer les mauvaises nouvelles, elle était beaucoup trop empathique, elle était trop sensible aussi. Elle se mettait à la place de ses patients et ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ce qu’elle ressentirait si on lui annonçait ce qu’elle leur annonçait. C’était très difficile à imaginer alors à vivre… Puis elle n’aimait pas faire du mal aux gens, d’autant moins consciemment. C’était le seul inconvénient de son métier. Les horaires de fou, les longues heures dans les salles d’opérations, la pression qui pouvait pesé sur ses épaules ne comptaient pas, cela ne la dérangeait pas. Le fait de pouvoir sauver des vies effaçait tous les désagréments. Toujours est-il qu’elle ne savait pas quoi lui répondre pour le moment. La jeune femme se contenta donc de baisser la tête tout en se mordant la lèvre. Elle aurait beaucoup aimé lui dire que tout allait bien mais mentir ne lui rendrait pas service. Autant qu’il le sache et qu’il puisse tout faire pour se soigner correctement. « Je ne fume pas, je ne fais pas de sport, enfin sauf un certain mais ça c’est impossible de l’arrêter et je dois encore écouter que cette insuffisance s’aggrave ! Dites-moi ce que je dois faire ! » Pourtant il avait l’air de tout faire pour que tout aille bien. C’était qu’il y était sacrément malchanceux alors… Déjà qu’il s’était pris une balle dans le poumon… Il la touchait vraiment en tout cas. Elle ne le connaissait pas personnellement mais il ne méritait certainement pas ça. Elle releva la tête vers lui, s’arrêtant un instant pour le regarder dans les yeux. C’était encore plus dur quand elle captait leur regard désarmé. « Je sais très bien que vous faites tout ce qu’il faut, que vous avez une conduite exemplaire et qu’en théorie rien ne montre que votre état a des raisons de s’aggraver. Mais ce n’est pas si simple, malheureusement… » Elle marqua une courte pause, cherchant ses mots. Elle ne voulait pas qu’il ait l’impression qu’elle lui sortait des banalités simplement pour se débarrasser de lui et de son désarroi, qu’il n’était qu’un patient parmi les autres, qu’elle n’avait pas le temps pour se soucier de ses problèmes. C’était faux. Elle se sentait très concernée. « En fait, vous devez continuer comme ça, continuez à faire ce que vous faisiez jusqu’ici. Mais vous ne pouvez pas améliorer votre état tout seul ou avec vos médicaments. » Elle aurait beaucoup aimé qu’un médecin beaucoup plus expérimenté qu’elle soit à ses côtés, qu’il sache quoi dire ou quoi faire. Comme elle était touchée, elle hésitait un peu et avait peur de blesser encore plus son patient. « Dites-moi clairement, c’est quoi l’avenir avec ce truc ? » Elle soupira, hésita un instant avant de répondre. Là encore, en théorie, il y avait peu d’avenir, mais la médecine faisait beaucoup de progrès. « Je ne vous cache pas que c’est assez limité. L’idéal serait une greffe de poumon, mais j’imagine que vous le savez déjà. Avec un nouveau poumon, tout irait nettement mieux. » Oui mais ça, c’était évident et ça ne devait pas être nouveau pour lui. Karina n’était donc pas sûre que ça puisse le soulager ou que ça puisse répondre correctement à ses questions.

Si Karina avait pu disparaitre en un claquement de doigts, elle l’aurait fait. Elle avait pratiqué cet exercice des centaines de fois et pourtant elle n’arrivait pas à se souvenir d’une fois où elle se serait sentie aussi mal à l’aise qu’aujourd’hui. Elle était dans une position extrêmement difficile mais ça faisait partie du « jeu ». Quand elle avait signé pour entrer en fac de médecine et tout faire pour devenir chirurgien elle savait ce que cela impliquerait : elle ne pourrait malheureusement pas sauver tout le monde. C’était le seul inconvénient de son métier à ses yeux, peu lui importaient les gardes de plusieurs jours sans dormir, la vue du sang ou d’autres blessures qui vous retournaient bien le cœur. Elle était trop sensible, trop empathique. Ce trait de sa personnalité s’était retrouvé exacerbé à la mort de son frère. Si elle avait pu se détacher tant c’était surement parce que rien de tel ne l’avait touché auparavant. Elle n’avait perdu personne jusqu’ici. Elle n’arrivait pas à gérer ça. Peut-être aurait dut-elle prendre des vacances. Sans aucun doute même. Le jeune homme en face d’elle ne perdait pas son sourire en tout cas. Ni son assurance. Oh qu’elle aurait aimé avoir autant d’assurance que lui, ça ne lui aurait pas fait de mal. Malheureusement ce n’était pas le cas et elle devait faire avec. Jamais elle n’avait perdu la face comme ça devant un patient. Ce n’était pas très bon pour sa crédibilité alors elle espérait qu’il ne lui en tienne pas rigueur. Après, ce n’était pas si catastrophique que ça non plus. Elle ne s’était pas mise à pleurer ou quoi, il y avait des limites qu’elle ne franchirait pas, elle était un peu plus forte que ça quand même. Si elle était restée chez elle un peu plus longtemps, peut-être que cela aurait pu lui être bénéfique contrairement à ce qu’elle pensait. Elle en serait ressortie plus forte, moins sensible. « Une greffe de poumon… C’est donc la seule chose qui peut me permettre de ne pas continuer à aller droit dans ma tombe ? Une opération ne pourrait pas stopper l’évolution de l’insuffisance ? A l’armée, je ne sais pas si on disait cela pour me rassurer où autre, mais au début quand j’ai été soigné on me disait que je n’aurais pas trop de grosses séquelles… Là vous me donnez une toute autre version… Soit je suis greffé soit j’y passe, c’est une grosse séquelle finalement ? » Karina déglutit et se força à le regarder dans les yeux. Que pouvait-elle lui dire ? Ce n’était pas de sa faute si ce qu’on lui avait dit plus tôt n’était plus vrai aujourd’hui. Elle n’y était pour rien et pourtant en annonçant cette mauvaise nouvelle au jeune homme elle se sentait comme si c’était de sa faute. « Est ce que je peux être inscrit sur les listes de ceux qui attendent une greffe dans l’état dans lequel je suis ou je ne suis pas encore assez malade ? » Toujours en s’efforçant de le regarder, elle soupira puis répondit. « Une opération retarderait l’évolution mais ne la stopperait pas… Il n’y a rien de plus efficace que la greffe de poumon malheureusement. Après oui c’est une grosse séquelle mais si vous êtes greffé et que ça marche vous êtes tranquille pour toujours. Cela dit je ne vous cache pas que c’est assez difficile d’obtenir un poumon, il va falloir être patient mais bien sûr que vous allez être inscrit sur le registre, ça m’étonne d’ailleurs que ça n’ait pas déjà été fait. » Elle marqua une pause puis nota qu’elle devait demander à ce qu’on le mette sur la liste. « Voilà, je demanderais à ce que l’on vous mette sur cette liste dès que votre consultation sera terminée. » La jeune femme essaya un sourire mais elle était quand même mal à l’aise.