New-York, la nuit, quelque part entre ici et l’ailleurs.
Le bar était rempli, bien trop rempli, tellement rempli que les clients se marchaient les uns sur les autres, piétinant les ivrognes couchés par terre. La faute à l’alcool, disaient certains, dont le barman. Installé à ce piano logé dans un petit coin reclus de la salle, Sade regardait de la scène ou les scènes se déroulaient sous ses yeux. Ses longs doigts pianotaient, laissant émaner de son instrument de prédilection une harmonieuse mélodie. C’est ici, chaque soir, que Sade venait se donner en spectacle. Se donner en spectacle, c’était bien un grand mot cela. Les trois quart des clients devaient certainement être occupés à boire plutôt qu’à l’écouter, mais tant pis. Il gagnait un peu de monnaie comme cela, c’était mieux que rien… Chaque soir, il jouait des morceaux différents qu’il avait précieusement composés. Composés malgré lui. Sade n’avait rien d’un pianiste « professionnel », il n’était qu’un amateur qui partageait sa musique, sa passion. Il n’était que cela, il ne se prétendait pas être un Grand de la musique avec un grand g, pas du tout même. Sade était un garçon comme vous et moi. Après de longues minutes, le jeune pianiste s’interrompit. S’abreuvant d’une gorgée de boisson qui se trouvait dans le verre, posé sur le piano. Après tant d’effort, il avait bien le droit à une petite pause. Et au même moment, un client passa, lui jetant une pièce qui roula jusqu’au rebord de son piano. Aussitôt, la réaction de Sade ne se fit pas attendre, loin de là. « Eh connard ! J’suis pas un jukebox ! ». Arrogance, agressivité et colère pouvaient se faire entendre dans la voix cassée du pianiste. Il reposa son verre, avant de fouiller dans les poches de sa veste de costume pour y sortir un paquet de cigarettes. L’endroit était bien trop tentant pour ne pas fumer ! Ni une ni deux, il se saisit d’une clope qu’il alluma et coinça entre ses dents.

Clope au bec, Sade reprit son petit numéro de pianiste. Il jouait, encore et toujours. Il jouait sans porter une seule attention au cercle refermé de petit public qui venait de se former tout autour de lui. Il semblait être bien trop concentré par sa musique. « Putain Sade ! Je t’ai déjà dit de n’pas fumer à l’intérieur, merde ! » s’exclama l’un des employés du bar. Aussitôt, Sade leva la tête en direction de son interlocuteur. Il ne lui adressa qu’un seul rictus. Croyait-il vraiment qu’il allait l’écouter ? Qu’il était bien naïf ce brave Jessie. Sade reprit de plus bel son instant mélodieux d’improvisation. Improviser et jouer comme il le sentait, cela, Sade savait le faire mieux que quiconque. Après quelques notes, il s’interrompit et mit fin à son morceau. Des applaudissements émanèrent alors tout autour de lui. Il les dévisagea, les regarda, les observa avec une certaine curiosité un à un. Qui étaient-ils ceux qui appréciaient sa musique ? A quoi ressemblaient-ils ? Des pauvres types sans avenir, comme lui ? Certainement pas à en voir la gueule de certains. Sade tira une bouffée de sa sèche avant de se lever. Comme un artiste qui venait de terminer son spectacle, il fit une brève révérence aux personnes qui étaient là à le regarder puis finit par les remercier. Il se réinstalla une nouvelle fois devant son piano, posant sa clope dans le cendrier et buvant une dernière gorgée du verre qu’on lui avait servi au cours de cette soirée. Il regardait alors la foule se dissiper dans la salle comble. Certains de ses spectateurs partirent du bar, d’autres allaient se ravitailler au bar… et l’une restée là, à le regarder. A son tour, il posa un regard sur elle. Légèrement intrigué. Il crut alors reconnaitre l’identité de cette jeune femme, mais se souvenir de son prénom n’était pas si simple que cela. Il lui adressa un rapide sourire, embrayant alors la conversation. Elle vint à sa hauteur, le saluant et le gratifiant d’un sourire. « Bonsoir… répliqua alors Sade. Je vous avais pourtant dit de ne pas chercher où je me cachais avec mon piano. ». Une pointe d’ironie fusa dans sa phrase, et un léger rictus se coinça entre ses lèvres.

Bien entendu, Sade n’était pas sérieux dans ses paroles. Jamais, il ne l’était. Ou tout du moins, il n’était peu souvent sérieux. Il se doutait bien que cette jeune femme ne cherchait pas à le retrouver… ou alors, elle cachait merveilleusement bien son jeu futé. Rictus glissé entre ses lèvres et Sade observa du coin de l’œil son interlocutrice. Il crut apercevoir un sourire se dessiner peu après qu’il ait pris la parole. « Je ne vous ai pas cherché, je vous ai trouvé par hasard. ». Sade adressa aussitôt un sourire à la jeune femme, faisant simultanément un petit signe de la tête. Avec ces quelques mots, elle ne faisait que de confirmer ce qu’il pensait déjà… mais après tout, elle aurait pu dire cela juste pour ne pas avouer qu’elle avait réellement l’intention de le retrouver afin de l’écouter jouer. Après tout, c’était cela son ultime but lors de leur première rencontre. « Le hasard doit bien faire ses choses, il faut croire. » laissa-t-il échapper de sa bouche, tout en gardant son petit rictus. « Honnêtement, j’avais autre chose à faire que vous chercher partout. ». Elle avait autre chose à faire ? Certainement, mais au final, elle était malgré tout là à l’écouter… bien qu’elle ait autre chose de prévu, elle avait quand même abandonner tous ses plans pour l’écouter puis lui parler. Enfin soit, ce n’était qu’un détail cela…

« Enfin, que diriez-vous si je vous payais un verre ? Qu’on puisse discuter un peu. » conclut-elle alors. Sade fit un signe de la tête pour approuver. Un verre de payé, une brève discussion, on ne pouvait pas dire non à cela. Surtout en compagnie d’une jeune femme, qui plus est qui était agréable à regarder. Il écrasa alors sa cigarette au fin fond du cendrier qui prônait royalement sur le piano. Puis, il se leva et se dirigea vers le bar en compagnie de la jeune femme dont le prénom lui échappait encore. Peut-être qu’au fil de leur conversation, il réussira à se remémorer de ce joli nom. Joli, oui. Une fille comme elle ne pouvait pas porter un prénom banal. Les deux jeunes gens s’installèrent au comptoir, dans un petit coin calme du bar. L’autre bout du comptoir était peuplé d’ivrognes racontant monts et merveilles, le tout accompagné de rires gras et insupportables. Sade appela le barman avec hâte. Après un brève échange avec le jeune homme qui arriva à leur hauteur derrière le bar, ce nouveau venu disparu, allant préparer alors la commande de ces deux clients atypiques. « Alors… entama-t-il alors, laissant sa voix en suspend. Ca vous a plu ? » finit-il alors par lui demander. Bien entendu, il faisait référence aux quelques morceaux qu’elle avait certainement dû écouter avec une certaine attention.

Sade posa un regard légèrement intrigué sur la jeune femme qui se tenait assise à ses côtés. Elle semblait être éprise d’une longue réflexion. Pourtant, ce n’était pas si difficile que cela ce qu’il venait de lui demander. Juste savoir si ça lui avait plu ou non. Ce n’était pas compliqué en soi. Puis, elle prit enfin la parole : «C’était passable. ». Passable, selon elle. Sade dessina un rapide rictus après avoir entraperçu son sourire rempli de malice. «Non en fait, c’était très bien. Vraiment pas digne d’un endroit comme ça. ». Mais rapidement, la dénommée… non, son prénom ne lui était toujours revenu en mémoire. La jeune femme se corrigea aussitôt, avouant enfin que c’était très bien. Un sourire de satisfaction se peignit dés lors sur les lèvres du pianiste. Sourire qui disparut à la suite des paroles de cette femme. Pas digne d’un endroit comme cela. Pas digne d’un café jazzy ? Sade secoua doucement sa tête, montrant son désaccord. Et le poignet du jeune homme se dirigea vers son verre rempli d’alcool, il le serra entre sa main et but une rapide gorgée. Il sentit petit à petit l’alcool venir lui bruler le fond de sa gorge. « Pas digne d’un endroit comme celui-ci ? Vous plaisantez, j’espère, lâcha-t-il brièvement avant de reprendre. Cet endroit… c’est le lieu parfait pour quiconque qui souhaite se donner en spectacle et surtout venir faire partager sa musique. Ici, on vous écoute comme si vous étiez le messie, comme si vous veniez prêcher la bonne parole. La musique adoucit les mœurs de tous ces braves types. ». Il ponctua sa phrase par un bref geste du menton, montrant furtivement quelques types attablés autour de chopes de bière remplies à raz-bord. Sade reprit une gorgée de sa boisson alcoolisée. D’avoir parlé ça lui avait asséché le gosier. Il posa un petit regard en coin sur la jeune femme qui se tenait assise en tailleur sur le tabouret. Dans sa petite robe cintrée, elle contrastait avec tous ces types aux chiffes usés par le temps. Sade lui-même n’était pas si bien habillé que cela. Un vieux pantalon beige qu’il avait retrouvé au fond de son armoire et une chemise dont les boutons du haut avaient miraculeusement disparu. Les cheveux en bataille, les bouclettes de ses cheveux qui luttaient pour avoir leur place dans cette tignasse ténébreuse, et cette barbe de quelques jours mal rasée. Sade n’avait rien d’un chic type. Il ne ressemblait en rien à tous ces types que cette Shanti devait côtoyer tous les jours.
Sade se mit à fouiner dans les poches de son pantalon et y sortit un petit boitier. Rien de bien secret à l’intérieur, juste quelques clopes qui n’attendaient qu’une chose : d’être fumée. Il s’en saisit d’une qu’il glissa aussitôt entre ses lèvres. Il rangea le boitier et sortit de la poche de sa chemise un briquet. Il l’alluma sa clope, et lorsque la première fumée s’échappa élégamment, il se tourna brièvement vers Shanti. « Ca ne vous dérange pas au moins si je fume ? » lui demanda-t-il, juste par politesse certainement. Enfin si ça la dérangeait ou non, Sade s’en fichait en fait de cela. Tant qu’il pouvait fumer en paix. Il se douterait bien que d’ici quelques minutes, le barman ou bien l’un des serveurs lui ferait une remontrance à ce sujet. Mais comme d’habitude, Sade n’en ferait qu’à sa tête.

Le petit rire assourdissant qui s’échappa de la jeune femme vint irriter Sade. Il lui lança un bref regard. Il posa quelques secondes ses yeux sur elle. Quelques secondes et pas plus… Et de nouveau ses yeux céruléens se perdirent dans le tourbillon de l’alcool. Il empoigna alors son verre et en but une gorgée. Il pourrait avoir beaucoup plus, lui avait-elle lâché. Beaucoup plus. Plus ? Quel était donc ce plus dont elle venait de mentionner ? Avoir plus de femmes autour de lui ? Plus de groupies, pour être correct. Plus de fric ? Le fric ! Ca pue ça, le fric, non ? Le fric, c’était bien le mot préféré de notre société contemporaine. La monnaie, l’argent, le fric, le flouze. Et la jeune femme continua son bref monologue. Il pourrait intéresser bien plus de personnes, selon elle. Plus de personnes ? Comme si des personnes appréciant la vraie musique ça courraient les rues ! Les gens ce n’est pas cela qu’ils veulent, n’est-ce pas ? Un petit gars qui se laisse aller à pianoter quelques maux, est-ce que les gens aiment vraiment cela ? Certainement pas. Alors que Sade fit une petite moue du visage, il se saisit aussitôt de son paquet de clopes d’où il y sortit une belle blonde. Il se saisit de sa blonde et la porta délicatement à sa bouche avant de l’allumer. Et par pure politesse, ou simple éducation, après coup, il lui demanda si cela la dérangeait s’il fumait. « Je vous en prie, si ça vous fait plaisir, faites. ». Il fit un petit signe de la tête pour approuver. De toute façon qu’elle le veuille ou non, il n’en aurait fait qu’à sa tête. Sade en fait toujours qu’à sa tête et retenez bien cela.

Cigarette coincée au coin de ses lèvres, il passa sa main dans ses cheveux bien assez longs afin de dégager une mèche qui semblait, visiblement, le gêner. Il se racla la gorge, certainement pour s’éclaircir un peu la voix. On faisait tous cela, non ? Puis il entrouvrit la bouche, avant de froncer un peu plus les sourcils. « Plus de personnes avec qui je pourrais partager ma musique, dites-vous ? lâcha-t-il brièvement. Je ne crois pas non. » conclut-il. Il cracha de nouveau une bouffée de fumée avant de la recoincer entre ses dents. « Vous me voulez quoi au juste ? Et arrêtez de tourner du pot ! » finit-il par lancer quelque peu agacé. Sade posa sa cigarette sur un des coins du cendrier, puis finit d’une trinque son verre. Il appela le jeune homme qui se trouvait derrière le long comptoir interminable. « Un second s’il-te-plait. Et un autre pour la petite dame ! ». Le barman fit un signe de la tête et partit s’éclipser le temps de préparer la commande de sire Rhodes. Ce dernier tourna son regard vers Shanti. Oui voilà, c’était comme cela qu’elle s’appelait Shanti… Le regard insistant, plongeant dans le regard sombre de la jeune femme, il ne cligna pas d’un cil et attendit certainement les quelques mots qui vont fuser de la bouche pulpeuse de cette gazelle.

Cette conversation, qui en soi n’avait aucun intérêt propre aux yeux de Sade, allait l’agacer. Cette jeune femme devait pourtant l’avoir deviné qu’elle ne parviendrait pas à ses fins, qu’elle se heurterait à un solide mur en voulant titiller Sade. Elle aurait dû s’en douter. Peut-être n’était qu’une gamine dans le milieu, dans son milieu. Peut-être n’était qu’une bleue qui faisait son baptême du show-biz à la quête de son premier protégé. Peut-être bien. Sade n’aimait pas cela. Non, il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation. Elle venait de lui parler de sa musique, puis de ses soi-disant « fans » qu’il pourrait avoir en se produisant ailleurs que dans ce bar, et bientôt elle lui parlera de contrat avec une maison de disque, de shoot photos et d’argent. Sade n’avait pas de boulot, n’étudiait pas… d’ailleurs, personne ne sait s’il a été fichu d’avoir son bac ou pas. Sans boulot, sans étude, n’importe quel type se serait jeté sur cette occasion qu’on lui tendait. N’importe qui aurait accepté dés la première fois que cette Shanti lui avait parlé de tout cela. N’importe qui, sauf lui. Lui n’était pas n’importe qui. Oh ça non, croyez moi. Peu de temps après qu’il lui ait demandé ce qu’elle lui voulait, elle ne perdit pas une seconde pour lui répondre. Je vous ai déjà dis ce que je voulais, avait-elle dit. Bien sûr qu’il le savait. Aussitôt ces quelques mots que les oreilles de Sade purent percevoir que le jeune musicien se tourna vers elle. Lui adressant un rapide regard intense noir, tout en lui adressant un poli non de la tête. Qu’avait-elle cru ? Qu’il allait accepter comme cela ? Et si ce n’était que des conneries ce qu’elle lui avait raconté la première fois qu’ils s’étaient rencontrés ? Une salope qui voulait juste profiter d’un naïf musicien, et si elle était comme cela, hein ? Après tout, elle a beau avoir un physique « normal » et une attitude « normale » (c’est étrange, toute cette énumération ne vous évoque-t-elle pas quelqu’un ? un président normal. Enfin fermant la parenthèse.), mais que se cachait-il vraiment derrière cette plastique basanée ? Ne jamais se fier aux apparences. Sade finit par lui adresser un léger rictus. Crois-tu vraiment que tu vas arriver à avoir ce que tu veux ? s’était-il dit alors à lui-même. L’air mesquin, il finit par se retourner vers le bar tout en haletant le jeune homme qui servait un bon nombre d’individus. Sade y commanda alors deux verres. Le barman ne perdit pas une seconde à servir son habitué. Car oui, il fallait l’avouer, Sade n’était pas un inconnu dans ce bar. Il y venait souvent, très souvent même. Il y venait pour jouer, jouer, et encore jouer, quelque fois pour boire, boire et fumer, et faire la cour à quelques filles aussi. Oui, Sade était ce que l’on appelait un habitué. Il se tourna alors vers Shanti, la jaugeant du regard. Les deux verres remplis d’alcool ne mirent peu de temps à arriver en face du pianiste. A l’aide du revers de sa main, il en poussa un en direction de la jeune femme. «Je ne vous comprends pas. » lâcha alors vainement la jeune demoiselle, mettant alors fin à ce silence pesant. Comprendre. Ne pas comprendre. Ne pas le comprendre. Un brin surpris (ou pas, à vrai dire), Sade haussa légèrement un de ces sourcils avant d’hausser les épaules. Qu’on le comprenne ou pas, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Que ça lui faisait de belles jambes ? Cette expression un peu démodée. Sade porta son verre à sa bouche et y but une petite gorgée. Après s’être désaltéré, il finit par prendre la parole. « On me le dit souvent… ». Tout le monde lui disait. Sa dernière petite-amie lorsqu’elle l’avait largué, elle lui avait dit cela. Son père, son demi-frère, eux aussi, lui disent souvent cela. J’te comprends pas. « …mais même en me concernant, vous n’arriverez pas à me faire changer d’avis. Croyez-moi ! » conclut-il alors.