Heureusement que Dawn avait intercepté ce fameux coup de téléphone… sans quoi le jeune pâtissier qu’elle avait eu au bout du fil aurait été reçu par la patronne du Bleeker’s, aussi à l’aise avec un rouleau à pâtisserie qu’une dinde avec une feuille de boucher. La jeune femme n’avait pas eu besoin de s’exprimer longtemps durant la communication : ce potentiel employé lui paraissait suffisamment motivé pour qu’elle ne prenne quelques minutes de son précieux temps pour le recevoir. La condition unique à une telle entrevue ? Le fait qu’il ne vienne après la fermeture du restaurant. Ainsi, elle avait pu mettre son insupportable boss devant le fait accompli et mettre en avant que seul le chef devrait décider des membres de son équipe. Après tout, le pâtissier ayant précédemment fait office au restaurant était parti depuis un moment déjà, poussé par ses ambitions et une offre d’embauche particulièrement alléchante chez La Durée, à Paris. Dawn avait été la première à l’encourager, toute consciente qu’elle était de l’extrême difficulté de percer dans ce métier… surtout lorsque l’on est une femme. La preuve, elle-même n’avait été en mesure de se faire un nom qu’à la force de ses seuls bras. Cela lui avait demandé de la sueur, des efforts considérables, mais au final le résultat payait. La preuve, elle se trouvait être la chef incontestée d’un grand restaurant, connu par le tout New York et qui commençait à recevoir des critiques internationales. De quoi booster sensiblement votre carrière… somme toute, il s’agissait d’un timing parfait pour embaucher un pâtissier qui, elle en était sincèrement persuadée, saurait lui prouver qu’elle n’avait pas eu tort de le recevoir. La preuve, à peine eut-elle salué le dernier employé qu’elle le vit devant les portes déjà closes du Bleeker’s, droit comme un piquet de grève, attendant sûrement un signe de sa part pour s’avancer et saluer ainsi celle qui allait peut-être l’embaucher dans les prochaines heures… « Bonsoir » lui lança-t-elle sans chaleur particulière, fidèle à son tempérament complexe et difficile d’abord. « Je vous attendais si vous êtes bien Luke Callahan. Cela fait longtemps que vous attendez ? »

Sitôt après l’avoir fait entrer, Dawn referma la porte et tira les habituels rideaux indiquant la fermeture nocturne du restaurant. Après tout, il n’était pas utile pour Luke qu’il y ait des visiteurs et donc des spectateurs potentiels vis-à-vis de son entretien d’embauche… à moins qu’il n’aime se donner en spectacle bien entendu. Mais en attendant, la jeune femme le conduisit jusqu’aux immenses cuisines où elle officiait en tant que chef depuis près de trois ans, qui ne respiraient évidemment pas l’activité à cette heure tardive mais qui en imposaient de façon tout à fait naturelle et logique. « Vous souhaitez quelque chose pour vous rafraîchir le gosier avant que l’on ne commence ? Je vous avoue que je suis pour les démonstrations pratiques. Je souhaiterai que, pendant que je vous interroge, vous me fassiez votre dessert le plus gouteux. Le défi vous parait-il acceptable ? » Dawn n’était pas n’importe qui, après tout…

Il était évident que Dawn n’avait aucun temps à perdre. Elle avait accepté cette sorte d’entretien d’embauche en dehors de ses horaires de travail exprès pour tester le talent de ce jeune pâtissier, ce n’était donc pas pour tailler une bavette n’ayant aucun rapport avec la choucroute… elle souhaitait qu’il se fasse une idée du genre d’exigences de la maison de ses propres yeux, plutôt que de le recevoir dans la salle de restaurant avec pour seule arme un cv qu’il lui faudrait argumenter sans forcément avoir la possibilité de faire une petite démonstration. Après tout, elle ne cherchait pas à recruter quelqu’un pour l’accueil du restaurant, ou un comptable, mais bien quelqu’un qui allait officier à l’intérieur de sa cuisine, sous ses ordres ; il lui fallait à tout prix le meilleur. L’âge n’était aucunement une donnée pertinente à ses yeux, il aurait pu être plus jeune ou plus âgé, Dawn n’y aurait pas prêté davantage d’attention… en revanche, si elle était totalement d’accord pour qu’il ne se mette à faire des fouilles archéologiques dans les différents recoins de sa cuisine, elle se questionna silencieusement sur la présence du ballon de baudruche qu’il venait tout juste de sortir de sa poche. « Faites comme chez vous » précisa-t-elle sans pour autant quitter du regard l’objet qui l’intriguait énormément. « Pardonnez-moi d’avance pour la question stupide, mais… à quoi cela peut-il bien vous servir dans votre domaine ? » Dawn pointait du doigt le ballon d’un air on ne peut plus sérieux et dubitatif, n’étant absolument pas du genre à s’armer d’autre chose que de la sueur de son front et de l’huile de coude. Le talent se trouve dans la tête et dans les mains, après tout. « Hem… dites-moi, qu’avez-vous prévu de me préparer en guise de démonstration ? » Dawn lui laissait tout l’espace de cuisine ainsi que la possibilité de se rendre dans les grandes chambres froides histoire d’y trouver son bonheur, mais cela ne voulait pas dire qu’elle allait le quitter le regard. Aussi vrai qu’elle allait diriger l’entretien, elle allait également l’analyser en tant que personne. Percevoir son stress avait été la première chose lui ayant sauté aux yeux… mais cela ne voulait rien dire. Tant qu’elle ne l’avait pas vu à l’œuvre, il pouvait très bien être stressé et compétent, ou, hélas, l’inverse.

« Pendant que vous préparez, je vais me permettre de vous questionner sur quelques petits détails… l’usage le veut, comme vous vous en douter ! Quelles sont les motivations qui vous ont poussées à postuler au Bleeker’s ? Et quel a été le déclencheur pour votre goût en matière de pâtisserie ? » Deux détails frôlant l’importance capitale. Le reste ne serait que blabla… ou alors analyse visuelle. Mais il était logique que Dawn s’intéresse également à la personne qui porterait peut-être, dans les jours prochains, un tablier appartenant à ce grand restaurant dont la réputation n’était plus à faire.