Omisha Payl White-Swenson avait posé ses bagages sur le sol américain quelques jours auparavant dans la plus grande discrétion : seule une poignée de ses amis avec qui elle avait gardé contact avait eu vent de son arrivée imminente. Son retour à New York n’avait jamais été au programme de Milena, la femme qui contrôlait sa vie depuis qu’elle en avait obtenue la garde exclusive quelques années plus tôt, mais la jeune femme avait fini par l’avoir à l’usure, notamment grâce au stage qu’elle avait réussi à obtenir dans une ambassade basée à New York. L'Égypte avait beau être son pays natal, Omisha ne s’y était jamais sentie chez elle et ses grands-parents n’avaient rien faits pour arranger les choses, bien au contraire. Milena était de bonne volonté, mais la jeune femme ne la portait pas vraiment dans son cœur car, pour elle, sa cousine était celle qui l’avait éloigné des personnes auxquelles Misha tenait le plus au monde. Elle préférait cent fois vivre avec Charles et Bones, mais au vue de la situation délicate de ce dernier qui devait retourner sur le front, les juges avaient statué en faveur de l’égyptienne. Motif invoqué : Misha avait besoin d’un foyer stable. En quoi être entourée de personnes qui vous détestent constitue-t-il un foyer stable ? Elle avait détesté son séjour à Louxor du début à la fin. Cette ville n’était plus la sienne depuis bien longtemps déjà. Pendant tout ce temps, Misha s’était conduite comme une marionnette désarticulée, dans un automatisme quasi robotisé à se demander si elle réfléchissait avant de passer à l’acte ; c’était comme si on lui avait arraché son sourire, cette joie de vivre qui la caractérisait si bien. Finalement, au bout de quelques années, Milena ne l’avait plus supporté et avait fini par céder à son caprice.

Son arrivée à New York était synonyme de liberté. En récupérant ses bagages, elle avait aussi récupéré son beau sourire, son regard pétillant, ses espoirs et ses envies. La première de la liste – et non des moindres - se prénommait Jamie. Son Jamie à elle. Celui qui hantait inlassablement ses pensées jours et nuits, mais sur lequel Misha avait dû tirer un trait avant même qu’ils n’aient eu le temps d’entamer une vraie relation : ils avaient flirtés, entretenus l’ambiguïté, mais ne s’étaient jamais avoués leurs sentiments et, dans un sens, l’égyptienne ce n’était pas plus mal car cela aurait rendu les adieux encore plus déchirants et elle en avait déjà assez souffert. Là, elle n’aspirait qu’à une chose : retrouver son étreinte sécurisante et apaisante. De toutes ses fréquentations de New York, Jamie était le seul avec qui Misha avait rompu tout contact parce qu’il était beaucoup trop difficile de discuter avec quelqu’un que l’on aime, mais qu’on ne peut ni voir, ni toucher, ni enlacer ou embrasser. Quand elle y repensait, l’égyptienne s’en voulait de ne jamais avoir fait le premier pas. Grâce aux amis qu’ils avaient en communs, la jeune femme avait réussi à obtenir la nouvelle adresse de Jamie et fut surprise d’apprendre que ce dernier ne supportait plus ce surnom depuis que Misha l’avait ‘quitté’ sous prétexte qu’il n'y avait qu'elle pour l'appeler ainsi et une partie d’elle en fut complètement bouleversée. Morceau de papier chiffonné dans la main, l’égyptienne s’était mise en quête de l’endroit où vivait le coach sportif, en plein cœur de Manhattan.

Misha n’aurait su dire avec exactitude depuis combien de temps elle marchait, ni combien de minutes s’étaient écoulées depuis qu’elle avait stoppé sa course devant chez lui, mais pendant ce laps de temps – aussi long soit-il – le ciel s’était assombri, annonçant ainsi le début de la soirée. Son esprit était obnubilé par plusieurs hypothèses, plusieurs manières de se présenter à sa porte… L’égyptienne n’était qu’à quelques marches, un palier et une porte des retrouvailles qu’elle n’avait imaginées que dans ses rêves les plus fous, mais elle n’avait pas songé à l’idée que Jamie n’ait tout simplement plus envie de lui parler après des années sans nouvelles ou simplement à ce qu’il ait refait sa vie. La peur lui noua instantanément le ventre, mais en l’apercevant à travers les rideaux de la fenêtre, Misha soupira pour se donner du courage et franchit les quelques marches et le palier qui la séparait de lui pour venir frapper à la porte. Jamais un trajet aussi court ne lui avait paru aussi long. Misha se trouvait dans un tel état qu’il lui était tout bonnement incapable de distinguer les coups contre la porte d’entrée aux battements saccadés de son cœur qui menaçait presque de flancher. L’égyptienne sentait presque poindre la crise de panique, un souci qu’elle traînait depuis ses 12 ans. Lorsqu’il ouvrit la porte, elle se sentit presque mourir à ses pieds. Il la reconnut aussitôt et sa réaction fut sans appel : il était surpris de la voir se tenir sur le seuil de sa maison. Bien que la moitié de son visage fut dissimulée sous une épaisse écharpe en laine, ses yeux s’animèrent aussitôt sous l’effet de son sourire tandis que le rose lui montait aux joues. Il avait changé. Toujours aussi séduisant et beaucoup plus musclé qu’avant ce qui ne faisait qu’accroître son sex-appeal. « Bonsoir, Jamie. » lança-t-elle le plus simplement du monde, mais avec une certaine retenue. On pouvait sentir que sa voix était imprégnée par l’émotion, mais qu’elle craignait tout de même la réaction de Jamie. « C’est bon de te revoir. Je… Je suis revenue d'Égypte et… mh, les filles m'ont données ton adresse… Je dérange, peut-être ? » demanda-t-elle en se redressant pour regarder par-dessus son épaule plus pour s’assurer que son statut de célibataire était toujours intact que par politesse.

A l’instant même où il lui avait ouvert, Misha s’était souvenue à quel point la présence de Jamie pouvait l’intimider et le fait qu’il s’y présente torse-nu ne l’avait pas vraiment aidé à faire disparaître cette sensation de gêne. Elle ne se voyait peut-être pas dans un miroir à l’instant même, cependant Misha devinait sans mal que ses joues étaient en feu et chercha aussitôt à éviter tout contact visuel avec lui en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule comme si de rien n’était. Jamie était silencieux. Etrangement silencieux. Misha se doutait qu’il ne s’étendait pas à le revoir après tout ce temps, mais elle espérait tout de même que David serait en mesure de lui pardonner son silence. Et plus encore. Plus que jamais, Misha voulait le récupérer. Bien sûr, Jamie ne lui avait jamais vraiment appartenu puisqu’ils n’avaient jamais formé un vrai couple, mais elle espérait que son retour à New York forcerait un peu les choses. Lorsqu’il se décala légèrement pour l’inviter à entrer, l’égyptienne ne put s’empêcher de sourire et le devança non sans une petite œillade innocente. « Salut » lança-t-il sur un ton si froid que Misha ne put s’empêcher de frissonner et de se sentir mal à l’aise. Elle outre passa pourtant ce détail, préférant mettre sa réaction sous l'effet de la surprise. Tandis que Jamie enfilait un haut, Misha en profita pour jeter un coup d’œil circulaire à la pièce tout en hochant la tête de contentement : c’était une jolie petite maison. Machinalement, son regard se posa sur la cuisine pour y chercher d’éventuelles traces d’incendies, mais fut ravie de constater que ce n’était pas le cas et que, manifestement, son enseignement avait servi à quelque chose. Elle se souvenait de tout ce temps qu’ils avaient passé en cuisine tous les deux : Misha lui avait enseigné quelques bases rudimentaires en échange de quelques cours de guitare et de skate-board, le bon vieux temps. Soudain, son regard fut comme happé par le tablier suspendu à un placard, un tablier qui ne lui était pas tout à fait étranger puisque c’était elle qui lui avait offert. En fait, partout où elle posait son regard, chaque objet lui rappelait cette période heureuse de sa vie et cette perspective lui mettait du baume au cœur. « Tu n’aurais pas dû… Tu n’aurais pas dû me rendre visite ». Cette simple phrase suffit à briser cet instant de bonheur qu’elle éprouvait rien qu’en se remémorant leurs souvenirs et elle resta interdite face à la réaction de David qui n'était pas du tout celle qu'elle attendait. Misha s’avança alors d’un pas, sortant son visage de son écharpe en fronçant légèrement les sourcils d’incompréhension. « Quoi, c'est tout ? Qu’est-ce que tu veux dire, Jamie ? » s’enquit-elle, anxieuse et peut-être légèrement en colère. « Tu… C’est toi qui m’as dit de te revenir, eh bien me voilà ! Je suis là, devant toi et ne me dis pas que tu ne voulais plus jamais me revoir parce que je sais que c'est faux. » répliqua-t-elle, espérant ainsi lui faire entendre raison.

Jamie faisait preuve d’une telle froideur envers Misha que cette dernière ne se sentait pas très à l’aise et pourtant, elle s’était toujours sentie à sa place auprès de lui. Etait-il possible qu’en l’espace de deux ans, les choses aient pu radicalement changées entre eux ? Etait-il possible qu’ils étaient désormais devenus deux étrangers ? Cette simple pensée lui brisait le cœur. Jamie avait toujours été la personne qui lui avait apporté un soutien incontestable et voilà que désormais, il la repoussait fermement. L’égyptienne était à deux doigts de verser quelques larmes et dû se mordre l’intérieur de la joue pour se contrôler. La distance entre eux avait creusé un fossé qui lui semblait insurmontable. Aujourd’hui, ils étaient si proches et pourtant si éloignés l’un de l’autre : c’était comme s’ils n’avaient plus rien en commun. Debout face Jamie qui venait de se laisser tomber dans son canapé, Misha trouvait tout de même la force de le regarder droit dans les yeux en attendant une réponse claire et précise qui justifierait un tel comportement. L’attente lui sembla interminable et lorsqu’il ouvrit enfin la bouche, Misha se surprit même à retenir sa respiration tandis qu’elle sentait chaque fibre de son corps trembler comme une feuille sous l’effet de l’angoisse grandissante. « Je ne peux pas t'en vouloir d'être partie deux ans, après tout, tu n'avais pas le choix, mais... Je sais que je t'ai promis de ne plus penser à toi et d'être heureux, mais le problème... Le problème c'est que je n'ai jamais su m'arrêter de penser à toi. Et d'être heureux sans toi. ». Son aveu la blessait autant qu’il la rassurait. Elle s’en voulait d’être la cause de ses souffrances, mais d’un autre côté, Misha sentait que Jamie la portait toujours dans son cœur. L’égyptienne voulut lui répondre, mais il lui coupa l’herbe sous les pieds. « Je t'en veux. Est-ce que tu te rends compte de ce que j'ai enduré ? J'ai... Tu ne répondais pas à mes appels, mes messages, mes mails, rien... J'avais au moins besoin de ça... mais tu n'as rien fait. ». Cette fois-ci, elle se sentait à la fois coupable et en colère. Contre quoi ? Tout. Absolument tout. Milena, la justice, Charles et l’Egypte, ce pays qu’elle haïssait tant. « Comme tu l’as souligné, ce n’était pas de ma faute ! On m’a traînée de force dans un pays où je ne voulais pas retourner, auprès d’une famille qui me déteste autant que je peux la détester. Tu penses que ça aurait été mieux si nous avions gardé le contact ? Tu crois que ça aurait été plus facile pour toi, pour moi, pour nous !? Te répondre ? J’en mourrais d’envie figures-toi, mais ça aurait été beaucoup trop dur de devoir te parler, te voir mener ta petite vie sans pouvoir en faire partie et j’aurais été égoïste de le faire en sachant que je t’avais dit de ne plus penser à moi. ». Elle sécha ses larmes d’un geste rageur, sentant ses joues en feu sous l’effet de la colère. « Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’était la vie en Egypte, je m’en suis même rendue malade. Je n’avais personne. Rien, à part la musique et l’espoir qu’un jour je reviendrais ici. J’ai passé près de deux ans murée dans le silence jusqu’à ce que Milena n’en puisse plus et m’offre enfin la possibilité de revenir à New York, pour te revoir, mais ta réaction est loin d’être celle que j’avais espérée. » lâcha-t-elle, dans un débit de paroles si rapide que son souffle était saccadé : elle ne pensait pas en avoir dit autant. « Tu m’en veux, très bien, mais ne me rejette pas, s’il te plait. Parce que si tu le fais… je n’ai plus aucune raison de rester à New York et cette fois-ci, ce sera la dernière fois que j'y remettrais les pieds, Milena s'en assurera personnellement et je n'ai pas envie de lui faire ce plaisir, pas après tout ce que j'ai fait pour y revenir. »

Dire que, quelques instants plus tôt, Misha avait été si enthousiaste à l’idée de le retrouver. David représentait une partie importante de sa vie, une partie qu’elle avait emmené avec elle dans ses bagages, mais le voir aussi distant la perturbait. « Je… Je suis désolé… ». Désolé ? Pas autant qu’elle ! De quoi était-il désolé au juste ? Misha voulu répliquer, mais elle décida de ne rien dire et d’attendre qu’il s’explique. Peut-être allait-il lui servir de vraies excuses pour sa réaction exagérée. Elle l’espérait, en tout cas. La jeune femme resta plantée là, attendant bêtement que David ne rompt enfin la distance qui les séparait pour venir la prendre dans ses bras et lui murmurer les mots qu’elle avait espéré entendre de sa bouche. Au lieu de ça, son discours se fit tout autre : « Je suis incapable de te mentir et de te dire que tout ce que tu m’as dit là ne me touche pas, que je n’ai jamais plus pensé à toi, ni espéré de tout mon être que tu reviendrais, mais je peux pas juste… effacer ces deux ans et faire comme si ça ne m’avait jamais blessé. Je ne peux pas… ». Misha sentit comme une chape de plomb lui tomber brusquement sur les épaules et qui représentait sans doute le poids invisible des paroles de David. Des mots douloureux et aussi tranchants qu’une lame battue au fer chaud. C’était comme de se retrouver face à un étranger piégé dans le corps d’une personne qu’on pense connaître depuis des années. De tous les scénarios, il venait de choisir le plus imprévisible et le moins digne de lui. Il la décevait et la prenait tellement de court que la jeune femme cessa aussitôt de pleurer pour lui et s’en voulue même d’en être arrivée à une telle extrémité pour quelqu’un qui, au final, ne méritait pas ses larmes ou ne les méritait plus. Omisha chercha aussitôt à se recomposer un visage, puisant dans ses dernières ressources de dignité pour essuyer ses larmes d’un geste rageur avec de le fixer avec colère. C’était d’ailleurs la première fois qu’un tel regard lui était adressé car autrefois, ses yeux étaient le miroir d’un amour sincère qu’elle n’avait pas su exprimer convenablement. « Tu peux garder tes excuses. » répondit-elle entre ses dents en le regardant avec dédain. « Je préférais le Jamie d’avant, celui qui se souciait vraiment des autres et qui a même roulé pendant des heures jusque dans le Delaware pour me convaincre de rentrer chez moi. Le Jamie qui m’avait demandé de le retrouver. ». Elle pouffa d’un rire nerveux, levant les yeux au ciel avant de plaquer ses mains sur le sommet de son crâne d’un air désabusé. « Et moi, j’ai accouru ici comme une idiote en pensant naïvement qu’on pourrait reprendre un nouveau départ. » lança-t-elle, en colère contre elle-même. « Tu sais, David, il n’y a pas d’avenir à vivre dans le passé. Nous devons apprendre à vivre dans le présent. A trop repenser au passé, on ressasse nos remords et nos regrets. Et, comme moi, à trop espérer du futur, on se berce d’illusions et on tombe de parfois de haut. Tu devrais peut-être te débarrasser de tous ces souvenirs. ». Misha l’avait bien apprise sa leçon pour aujourd’hui. Elle esquissa d’un sourire amer et lui lança un dernier regard. « Je ferais mieux de m’en aller. Au revoir, David. » dit-elle, tout en se précipitant jusqu’à la porte d’entrée, bien résolue à quitter l'endroit.