C’était une bel après-midi d’automne. Un soleil rougeoyant se couchait dans le ciel et une petite brise fraîche faisait virevolter les feuilles aux teintes de sang. Comme à son habitude, December marchait d’un pas traînant, observant le paysage autour d’elle; de grands buildings luxueux, des taxis jaunes qui filaient à toute vitesse et des passants soucieux qui marchaient d’un pas pressé. La jeune femme se sentit alors marginale, elle qui déambulait nonchalamment dans la ville alors que tout le monde autour se pressait, un but précis en tête! Elle soupira lorsqu’un homme en complet griffé lui rentra dedans, balbutia quelques excuses d’un ton morne et continua son chemin, l’oreille collée contre un BlackBerry dernier-cri. Tout en le regardant s’éloigner, elle songea que c’était vraiment dommage pour ces gens d’être incapable de relaxer et d’apprécier ce qu’ils avaient. L’argent et le pouvoir étaient tout ce qui comptait! Il en fallait plus, toujours plus! Quel foutoir...



Elle avait marmonné cette phrase tout-bas, le visage sombre, ne s’adressant à personne en particulier, où peut-être à l’homme au cellulaire high-tech déjà loin devant elle. Cependant, elle s’extirpa de ses pensées lorsqu’elle croisa la vitrine d’un petit café, joliment appelé le Paris. Son visage s’éclaira alors d’un sourire, et elle poussa la porte de l’établissement. Un petit carillon annonça son entrée, et la jeune femme, rajustant son cache-cœur ivoire, entreprit de trouver une table bien située. Elle fut chanceuse; celle en face de la vitrine venait d’être libérée, et elle s’y précipita gracieusement. Un serveur d’âge mûr vint presque aussitôt la voir, et December commanda deux cafés de sa voix suave.



Elle le remercia d’un sourire, puis tourna son regard vers la rue. Marlon allait probablement arriver d’une minute à l’autre. Son regard se voila lorsqu’elle songea à comment ils s’étaient rencontrés. C’était dans le bar où elle dansait; il était mineur, mais il avait réussit à rentrer dieu seul sait comment. Mais dès qu’il l’avait vu, il avait froncé les sourcils et s’était enfui… December l’avait trouvé étrange, mais ne s’en était pas formalisée. Ce fut seulement quand il revint (encore une fois d’une manière très ingénieuse) qu’elle comprit; c’était le fils de Casper Kaur, un homme qui avait été autrefois son client. Il lui raconta qu’il était encore avec sa mère dans le temps et que, lorsqu’il l’avait reconnue au bar, s’était vraiment emporté. Mais December lui avait expliqué qu’elle ne savait rien de son père, et qu’elle n’avait aucune idée qu’il était en couple et encore moins qu’il avait des enfants. Elle s’était sentie mal, mais Marlon ne lui en avait pas voulu et, au contraire, ils s’étaient peu à peu liés d’affection. Désormais, ils étaient très chers l’un aux yeux de l’autres et se rencontraient souvent dans le Paris, qui était à mi-chemin entre leurs deux demeures. December eut un élan d’affection lorsqu’elle songea à son protégé, qu’elle aurait trouvé terriblement mignon si elle aurait été plus jeune, avec ses grands yeux bruns et ses cheveux sombres. Elle jeta un coup d’œil vers l’horloge, au fond du café; 5h25. Marlon ne devrait pas tarder…

December retint un petit rire en voyant Marlon arriver, complètement exténué. Elle ignorait s'il était au courant qu'il avait les cheveux étaient en pagaille et que sa veste pendouillait un peu d'un coté. Peu importe, c'était plutôt drôle et ça le rendait encore plus adorable. Elle secoua la tête, amusée.



Puis, sans attendre sa réponse, elle lui désigna la chaise en face d'elle d'un petit mouvement de tête. December attendit patiemment qu'il s'assit d'un mouvement maladroit, puis reprit la parole, avec un air blasé.



Elle repensa à la longue matinée qu'elle avait passée à flâner dans son appart' à faire du ménage et à ruminer des pensées noires, puis à l'après-midi déprimante où elle avait essayé de faire de la comptabilité, sans grand succès. Et ça, c'était sans parler des appels incessant d'un type crado qui la réclamait à grands cris pour ce soir et dont elle ne voulait rien savoir!

December esquissa un sourire amer à la remarque de Marlon; "Ça fait quelques curieux de savoir ou je vais sans eux. " Comme ça, elle était un secret bien caché? Elle ne pouvait pas dire qu'elle ne le comprenait pas. De quoi aurait-il l'air, lui, le petit gosse de riche mignon et classe, s'il disait qu'il fréquentait une traînée sans distinction? Elle fixa un instant la table, essayant de se redonner un peu de contenance, puis releva la tête; son air désappointé avait disparu. Elle parvint même à avoir un petit rire approbateur, puis elle se tourna vers le serveur qui venait d'arriver avec leurs boissons.



Puis elle sirota son cappuccino et le but pendant un moment, pensive. Voyant l'air qu'abordait Marlon devant son propre verre, elle lui tendit le sien. Quelque chose de rafraichissant lui ferait sans doute du bien.



Elle le laissa y gouter, puis haussa un sourcil, curieuse de savoir ce qu'il en penserait. Il était rare que les gens appréciaient les cafés froids, mais il pouvait faire entorse à la règle, comme elle. Il faut dire qu'il y a beaucoup de choses qu'elle faisait différemment des autres, songea-t-elle avec une pointe d'amertume. Parfois, elle se trouvait presque marginale.



Elle éclata d'un rire cristallin, puis ressaisit son verre, guettant la réaction de Marlon avec un peu de curiosité. Qu'il était chou, installé comme ça, dans l'éclairage du crépuscule! Elle lui pinça une joue fraternellement.

La petite remarque vexée de Marlon amusa December. Ah, les jeunes hommes! Toujours en train de vouloir être traités comme des types de quarante ans. Elle lâcha sa joue, puis haussa les épaules. Elle ne voulait pas froisser Marlon, mais de là à dire que c'était la personne la plus mature qu'elle avait rencontré... Elle soupira.

Elle conserva la silence un moment, vidant sa tasse de café et observant un étrange piéton vêtu de couleurs vives qui semblait danser en avançant. Dès qu'il se fut éloigné de leur champ de vision, elle reprit la parole, de son célèbre ton audacieux qui en avait charmé plus d'un.

Elle avait dit ça simplement pour lui faire regretter ses paroles; elle savait qu'entre elle et Marlon, c'était des sentiments purement fraternels, mais elle voulait tout-de-même le mettre mal-à-l'aise un peu et s'amuser de sa perplexité... Ah cette December! Elle s'appuya sur ses mains, un sourire charmeur aux lèvres, en attente de sa réponse qui, elle s'en doutait, serait sûrement divertissante...

Alessandra esquissa un sourire goguenard et s'avança un peu vers Marlon. Elle se mordit les lèvres, secoua sa chevelure d'un air torride et lui saisit les mains. Puis, après avoir joué la comédie pendant quelques minutes, elle eut un petit rire et secoua la tête.

Elle lui ébouriffa les cheveux, l'air taquin. Elle adorait Malron. À vrai dire, c'était difficile de ne pas l'aimer; avec son humour irrésistible et sa bouille craquante, Malron aurait pu conquérir le monde entier en une minute. Elle écarta une mèche de cheveux clairs qui lui tombait dans le visage, puis rajusta son cache-coeur d'un petit coup d'épaule.

À vrai dire, si elle pouvait recommencer sa vie, elle n'aurait probablement pas choisi cette voie. Mais le destin en avait décidé autrement, et à chaque soir, December devait piler sur son orgeuil et vendre son corps, comme une vulgaire poupée...

La question de Marlon frappa December de plein fouet. Elle resta un moment les lèvres entrouvertes et les yeux écarquillés, absorbant la question. Jamais personne ne s'était vraiment intéressée à elle, enfin, à son passé ou ses ambitions. La plupart du temps, les questions les plus poussées étaient avec combien de gens elle avait couché et si elle aimait... Enfin, bon. Se faire demander ses rêves était vraiment quelque chose d'étrange pour elle.

Si, elle savait. Seulement, ça lui faisait tellement bizarre de le dire; elle avait toujours rêvé de devenir une ballerine depuis son plus jeune âge. Ou sinon, d'être une avocate de renom et de vivre dans une belle maison avec une famille nombreuse. Mais allait-elle oser le dire?

Il fallait qu'elle se sauve de ce sujet épineux. Le moyen le plus efficace? Retourner la question avec un petit clin d'oeil, et c'est ce qu'elle fit.

- ... Et toi?

December sourit, s'estimant bien chanceuse d'avoir un garçon comme Marlon dans sa vie. Ayant soudainement élan d'affection, elle rejeta sa longue chevelure caramel derrière ses épaules et lui pressa la main affectueusement, un sourire tendre aux lèvres. Puis, une fois le moment passé, elle se reprit en éclatant de rire.



Elle avait employé un timbre de voix doux, espérant que ça paraîtrait plus crédible ainsi. Mais, aussi soudainement qu'un éclair, des souvenirs douloureux commencèrent à défiler devant ses yeux à un rythme délirant; la petite fille avec une jolie robe qui se faisait entraîner dans une Porsche neuve, la même petite fille qui se faisait séquestrer dans un sous-sol miteux qui ne correspondait pas avec le reste de la maison, la petite fille un peu moins jeune qui avait mal, si mal...

Sa main chercha une prise pour s'accrocher.

La jeune fille qui hurlait de rage et de honte sous l'emprise d'hommes mûrs, l'adolescente crasseuse et souillée qui frappait pour sa survie, la pauvre gosse qui se sauvait dans New York, sans jamais savoir où aller... December hoqueta, déboussolée et furieuse contre la vie, le destin et elle-même.



Elle avait crié, et tous les clients du café s'étaient retournés vers elle, intrigués. December laissa alors s'échapper un gémissement, balaya ses beignes d'un geste de la main et se leva brusquement. Elle lança un regard plein de défi à Marlon, se demandant s'il oserait la suivre, puis s'enfuit à l'extérieur.

Elle parcourut plusieurs mètres d'un pas rapide, puis s'acroupit contre un mur et éclata en sanglots. Elle détestait faire ces crises, mais elle ne pouvait pas les empêcher d'arriver et de lui rappeler tout... Ses larmes redoublèrent d'ardeur.

December leva un regard déboussolé vers Marlon, les yeux encore plein d'eau. Elle poussa un soupir, et se recroquevilla encore plus, comme pour se protéger de la conversation. Elle n'avait pas envie d'en parler, pas maintenant, mais il était vrai que Marlon méritait des explications. Elle s'était quand même sauvée d'un café en beuglant, non? Elle finit par hausser les épaules.



Elle espérait qu'il comprendrait, et qu'il n'approfondirait pas ses questions. La jeune femme n'avait pas du tout envie de faire face à son passé aujourd'hui. Elle savait bien qu'elle devrait le faire un jour, mais elle ne se sentait pas encore prête. Pour l'instant, elle voulait seulement rentrer chez elle, partir une vieux film et se goinfrer de popcorn jusqu'à ce qu'elle s'endorme sur le sofa. Quelque chose de simple, pratique, qui ne demandait pas de réflexion ni d'explications. Quelque chose de confortable et ordinaire... Mais elle travaillait dans quelques heures, et c'était impensable de ne pas y aller. Chaque pièce de monnaie était primordiale pour survivre, et elle le savait très bien.