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lawrence ∞ juliette

Juliette ne pouvait quitter des yeux le trou dans lequel le cercueil venait de disparaître. Son père était mort. Son. Père. Était. Mort. La jeune fille se répétait ces mots terribles, cruels, et pourtant si simples, mais ne réalisait pas. À ses côtés, sa mère pleurait à gros sanglots, mais Juliette n’arrivait pas à faire un geste d’apaisement vers elle. Cela faisait cinq jours maintenant que son père avait succombé à cette crise cardiaque et depuis cinq jours, elle ne savait plus quoi faire. Les larmes avaient tardé à venir, comme si elle avait eu du mal à se faire à l’idée. Pendant presque 19 ans, elle se rendait compte qu’elle avait vécu une vie pratiquement sans histoire et voilà qu’un accroc venait ternir ce joli rêve. Le prêtre termina son discours et la mère de Juliette, toujours en larmes, soutenue par Doug, l’aîné de la famille, s’avança pour jeter une rose blanche dans la fosse. Sans vraiment se rendre compte de ce qu’elle faisait, la jeune fille répéta le même geste avec la fleur qu’elle tenait à la main. Ses frères et sœurs l’imitèrent. Lawrence fermait la marche. Juliette leva les yeux vers son frère, qui se tenait devant la tombe, le visage fermé. Elle se demanda à quoi il pensait. Difficile à dire avec Lawrence. Celui-ci jeta sa rose et s’écarta pour laisser la place au reste de la famille et aux amis des Devaux.

Juliette se sentait honteuse. Elle pleurait la mort de son père, bien sûr, mais au fond d’elle-même, elle était heureuse de revoir Lawrence. Cela faisait maintenant plusieurs années qu’il avait quitté l’Île Maurice pour les États-Unis et qu’il donnait des nouvelles au compte-goutte à leur mère. Son frère avait eu une grosse dispute avec son père avant de quitter Port-Louis pour aller étudier à Yale, et depuis, les relations étaient tendues entre eux deux. Juliette savait bien qu’en vérité, leur père avait été fier de son fils, mais ces deux-là ne s’étaient jamais vraiment compris, engoncés dans leur fierté commune. Lawrence avait toujours voulu « plus ».  Et il était parti à New-York pour le trouver. Juliette avait très mal vécu ce départ. Tous deux étaient les « petits derniers » de la famille et avaient été proches pendant longtemps. Mais les rêves de grandeur de Lawrence l’avaient éloigné. Il avait fallu la mort de leur père pour le ramener à la maison.

Une larme coula sur la joue de Juliette qu’elle essuya doucement. Elle sourit bravement aux personnes qui lui présentaient leurs condoléances, elle les remercia de leur présence, mais elle les entendait à peine. Du coin de l’œil, elle regardait Lawrence qui se tenait un peu à l’écart. Il se tenait bien droit, les mains croisées devant lui, mais Juliette ressentait l’impatience qui émanait de lui. La jeune fille poussa un léger soupir. Qu’est-ce qui s’était passé pour que Lawrence se détourne ainsi de sa famille ? Juliette n’avait jamais eu honte de la situation de leur père et de leur mère – qui étaient postier et coiffeuse – mais ce n’était manifestement pas le cas de son grand frère. Juliette avait beau adorer Lawrence, elle se demandait parfois comment un frère et une sœur pouvaient avoir une vision aussi différente de la famille, surtout quand ils avaient été aussi proches. Elle n’avait jamais d’une grande vie et celle qu’elle avait lui convenait parfaitement. Un jour sans doute, suivrait-elle la voie de sa mère. Lawrence, lui, rêvait d’un poste de rédacteur en chef au New York Times. Juliette lui souhaitait de réussir, bien sûr, si c’était son rêve… mais d’un autre côté… il était là, maintenant. Était-il obligé de repartir ? L’idée avait germé dans l’esprit de Juliette ces dernières heures, depuis qu’elle l’avait vu franchir le seuil de la maison familiale. Peut-être que Lawrence se rendrait-il compte que ses rêves de gloire n’étaient que des chimères ? Après tout, s’il était revenu, c’était que quelque chose le rattachait encore à cette ville.

La foule avança vers la sortie du cimetière. Juliette resta un peu en arrière pour se retrouver à la hauteur de Lawrence. Elle lui sourit faiblement et ils marchèrent côte à côte pendant un instant sans dire un mot. La maison des Devaux n’était qu’à quelques centaines de mètres de là, mais elle n’était pas pressée de rentrer. Lawrence non plus, manifestement. Elle avait l’impression qu’il traînait des pieds. Ils passèrent le portillon qui annonçait la sortie du cimetière. En face, se trouvait l’école primaire où tous les deux avaient été scolarisés. Juliette avait toujours trouvé que c’était un drôle de lieu pour construire une école, et ce jour-là, à la vue des balançoires et des jeux de la cour de récréation, elle eut un petit sourire mélancolique. Son enfance était définitivement derrière elle, à présent. Orpheline de père, voilà ce qu’elle était. Mais elle était bien décidée à ne plus être orpheline de frère, si cela pouvait être. Elle se rapprocha un peu plus de Lawrence, qu’elle sentit se crisper, mais cela ne l’arrêta pas. Elle glissa sa main droite dans sa main gauche et régla son pas sur le sien. Maintenant que le plus dur était fait, il fallait briser la carapace qui entourait son frère. Elle leva les yeux vers lui et ne put que lui lancer : « Lawrence ? » Elle avait parlé d’une petite voix ténue, plaintive, une voix de petite fille, se rendait-elle compte. Elle sut aussitôt que ce n’était pas la façon d’aborder son frère. D’une voix qu’elle espérait plus assurée, elle reprit : « Lawrence. » Voilà, une voix posée, de femme forte et sûre d’elle. Ce qu’elle était, non ? Il ne fallait pas qu’il la considère comme une gamine, même si c’était certainement son sentiment. « Je suis heureuse que tu sois là aujourd’hui », ajouta-t-elle avec nonchalance. Elle pressa les doigts dans les siens pour donner plus de valeur à ses paroles. Oh oui, qu’elle était contente. En ce jour funeste, où elle disait adieu définitivement à son père, elle avait l’impression qu’elle pouvait retrouver ce frère qu’elle aimait tant.