Flashback
Au moment où Lisa entendit la cloche de l’entrée tinter et qu’elle leva les yeux, son visage s’illumina presque instantanément d’un large sourire, et pour cause. La cliente qui venait de faire son entrée dans le café ne lui était pas toute à fait inconnue. Cela faisait quelques semaines déjà qu’elle fréquentait l’endroit, et comme elle le faisait avec à peu près tous les clients, Lisa avait prit le temps de discuter avec elle. Nora, c’était son prénom, et elle était très sympa. Elle semblait se prêter au jeu de la discussion avec Lisa d’assez bon cœur, et c’était un indéniable point positif pour elle. Peu à peu, elle devenait une habituée des lieux au plus grand bonheur de la jeune serveuse qui profitait de chacune de ses venues pour lui raconter ses nouvelles mésaventures. Et autant dire qu’il y en avait des tonnes à chaque fois…

« Nora ! » ne put s’empêcher de s’exclamer Lisa en agitant ses bras au-dessus du comptoir. Bien évidemment, les autres clients déjà attablés se tournèrent tous vers elle en lui lançant des airs interrogateurs, amusés ou agacés, mais la jeune femme se contenta de leur répondre par un petit sourire. Elle attendit que sa cliente s’approche et reprit un peu moins fort : « Comment tu vas depuis la dernière fois ?! » Oui, Lisa sympathisait assez rapidement avec les gens, qu’ils soient des clients du café ou non. Il faut dire qu’avec ses airs de gamine émerveillée par la moindre feuille morte, il était difficile de lui résister. Et de toute façon, les gens qui lui résistaient étaient forcément aigris et inintéressants. Usant de sa mémoire à toute épreuve, Lisa regarda Nora d’un air malicieux et lança un « Comme d’habitude ? » suffisant pour prendre sa commande. Elle laissa ensuite la jeune femme s’installer sur une des tables du café et s’attela à préparer ce qu’elle savait être le péché mignon de Nora. Un chocolat chaud, et un cookie. Dès le premier jour où elle avait mis les pieds dans l’établissement elle avait passé la même commande, et Lisa se réjouissait de pouvoir préparait quelque chose qui lui plairait à coup sûr.

Après quelques minutes à peine, la serveuse arriva les bras chargés à hauteur de la table devant laquelle Nora s’était installée. « Hé voilà ! Un chocolat chaud, et un cookie ! » s’exclama-t-elle plutôt fière d’elle. Un regard circulaire autour d’elles permit à Lisa de voir qu’il n’y avait aucun client aux abords du comptoir, et que son patron ne rodait pas non plus dans le café. Elle prit donc la liberté de s’asseoir en face de sa cliente en souriant. Cette dernière avait l’air passionnée par le journal qu’elle tenait entre ses mains, et Lisa se contenta de la regarder lire pendant un moment en restant silencieuse, attendant son verdict sur les nouvelles du jour.

En règle générale, Lisa aimait beaucoup la plupart de ses clients. Mais certain d’entre eux avaient encore plus les faveurs de la belle. Et parmi ces gens-là, Nora occupait sans aucun doute l’une des premières places. Tout d’abord, les deux jeunes femmes avaient sensiblement le même âge. Et sans pouvoir vraiment se l’expliquer, tout avait tout de suite très bien collé entre elles. Nora était adorable, toujours souriante et pleine d’entrain, et cela expliquait très certainement cette si bonne entente avec Lisa. La jeune serveuse était tellement habituée à voir cette cliente entrer dans le café, qu’elle ne prenait même plus la peine de lui tendre la carte des boissons et des pâtisseries. Comme si elle la connaissait par cœur, Lisa se lançait dans la confection d’un chocolat chaud à chaque fois qu’elle apercevait Nora franchir la porte de l’établissement. Et cette fois-ci ne fit pas exception à la règle. En deux temps trois mouvements, la jeune femme avait préparé le plateau à destination de son amie, et se présenta fièrement devant elle. « Tu es mon héroïne, Lisa. » La serveuse accueillit ce compliment en riant, et après avoir déposé le plateau sur la table, elle esquissa une mini révérence en attrapant les coins du tablier qu’elle portait.

Une fois Lisa installée en face d’elle, Nora se replongea rapidement dans la lecture du journal du jour qu’elle avait entamée quelques minutes plus tôt. Elle semblait particulièrement absorbée par un article, que la jeune serveuse avait aperçu en déposant le journal sur la table. Mais, bien consciencieusement, la jeune femme avait évité d’aller au-delà du titre. La photo qui accompagnait également l’article avait suffit à lui faire comprendre de quoi il s’agissait, et franchement, Lisa ne souhaitait pas en savoir plus. Mais visiblement, Nora en avait décidé autrement. Après avoir bu une nouvelle gorgée de chocolat, elle tendit le journal à la serveuse qui n’eut d’autre choix que de l’attraper, et de s’attarder un peu plus longtemps sur l’article qu’elle avait évité un peu plus tôt. « Tu te rends compte, c’est tragique non ? Pauvre enfant. » Effectivement, il s’agissait bien de ce que Lisa avait craint. Une histoire horrible, mais qui ne lui était pourtant pas si étrangère que ça. L’histoire s’était déroulée tout près de New-York, sur une autoroute assez fréquentée, et le terrible accident qui y était survenu avait laissé un enfant orphelin. Le sourire qui caractérisait pourtant si bien Lisa se fana peu à peu, au fur et à mesure que son regard parcourait les lignes de l’article. La sensation de lire le récit de sa propre vie dans le journal, ça avait tout de même quelque chose profondément troublant. Sans même arriver jusqu’à la dernière ligne de l’encadré, Lisa lâcha le journal, et s’efforça de retrouver un semblant de sourire avant de relever les yeux vers Nora. A vrai dire, elle ne savait pas si elle parvenait à masquer correctement son malaise, mais elle l’espérait de tout son cœur. En aucun cas elle n’aurait voulu « gâcher l’ambiance », ni même éveiller le moindre doute chez Nora. Alors d’une voix teintée d’amertume, elle se contenta de lâcher : « Oui, c’est… c’est triste. »

Le sourire et la joie de vivre de Lisa semblaient être indélébiles aux yeux de la plupart des gens qui la fréquentaient. Et en temps normal, c’était effectivement le cas. Elle possédait une espèce de force intérieure, qui l’aidait à surmonter absolument tout ce qui pouvait lui arriver en se disant que ce n’était rien, que rien n’était grave dans la vie, et que tout finissait toujours par s’arranger. Mais aujourd’hui, il lui avait suffit d’un stupide article qui faisait la Une du journal pour perdre pied, et effacer sa joie d’un seul coup. De toutes ses forces, la jeune femme essaya de masquer son malaise… en vain. Visiblement, elle ne pouvait rien cacher à Nora qui commençait à la connaître par cœur à force de la côtoyer dans ce café qui leur été si cher à toutes les deux. Lisa se sentit tout à coup observée, épiée et surveillée, comme si Nora cherchait à comprendre ce qu’il lui prenait rien qu’en sondant son regard. La jeune serveuse finit d’ailleurs par baisser les yeux, et c’est en examinant minutieusement ses ongles qu’elle tenta de se sortir de ce faux pas, espérant que Nora allait trouver un nouveau sujet de conversation, qui esquiverait celui-ci de préférence.

« Est-ce que ça va ? » Raté… Au lieu de passer à autre chose, Nora avait bien évidemment envie d’en savoir plus, et c’était compréhensible. Même si Lisa aurait préféré qu’elle n’en ait rien à faire, elle savait parfaitement jusqu’où pouvait mener une curiosité trop accrue. D’ailleurs, elle était certainement la mieux placée pour savoir ça. Mais cette fois-ci, plus qu’une suspicion, Nora semblait avoir véritablement démasqué Lisa. En lui assurant que parler lui ferait du bien, la jeune femme démontra qu’elle avait saisit que quelque chose n’allait pas. Sans qu’elle ne prononce le moindre mot, Lisa eut donc l’impression de s’être vendue. Elle releva un regard un peu éberlué vers sa cliente, mais tenta de l’effacer le plus rapidement possible en se reprenant comme elle le pouvait. « Non non, ça va ! Pourquoi ça n’irait pas …? » articula-t-elle en y mettant le maximum de conviction.

Ce qui Lisa ressentait était finalement bien paradoxal. En effet, elle n’avait pas réellement « vécu » l’accident qui l’avait séparée de ses parents puisqu’elle n’avait que six mois au moment des faits. Tout ce qu’elle savait se résumait à ce qu’on avait pu lui raconter, c’est-à-dire pas grand-chose, et surtout pas de détails précis. Mais jusque-là, cette ignorance n’avait pas perturbé outre mesure la jeune femme. Seulement, en lisant cet article, Lisa s’était prise à imaginer son propre accident, la façon dont tout cela était arrivé, le temps que les secours avaient mis avant d’arriver, son comportement à elle qui n’était pourtant qu’un nourrisson dans la carcasse de cette voiture accidentée. Et plus elle cogitait, plus le cœur de la jolie brune se serrait. En se rendant compte que son sourire s’était une fois de plus fané, elle soupira et finit par déclarer presque à demi-mot : « C’est juste que… cette histoire… j’en ai déjà entendu parler. C’est pas la première fois que ça arrive… » Lisa restait volontairement mystérieuse, mais elle était de plus en plus partagée entre l’envie de retourner se terrer derrière son comptoir et celle de tout avouer à Nora, chose qu’elle n’avait jamais faite avec quelqu’un d’autre.

Sans le savoir, Nora avait touché la corde sensible et Lisa avait beau faire tous les efforts qui étaient en son pouvoir, il lui était bien difficile de cacher son mal-être. A vrai dire, ce n’était pas la première fois que la jeune serveuse tombait sur un article de ce genre, mais jusqu’à aujourd’hui, elle avait toujours été seule dans ces moments-là. Ou plutôt, elle s’était arrangée pour l’être. Mais cette fois, le regard suspicieux que Nora portait sur elle était des plus déstabilisants. Lisa avait d’ailleurs l’impression que tout ce qu’elle pouvait entreprendre pour se cacher et détourner l’attention était réduit à néant par un simple regard de sa voisine. Et c’était frustrant. Elle se voyait s’enliser petit à petit, et des questions qu’elle n’aimerait pas lui pendaient au nez, c’était évident. Mais à sa plus grande surprise, Nora sembla satisfaite par la réponse des plus fausses quelle venait de lui donner. La jeune femme promit même d’arrêter avec ses questions, et changea de sujet en complimentant Lisa sur ses cookies. Un sourire un brin commercial se dessina alors sur les lèvres de la serveuse, qui baissa les yeux en acceptant ce compliment que Nora lui faisait presque à chaque fois qu’elle venait.

Mais le petit répit que Lisa s’accorda ne dura pas bien longtemps. En effet, les regards de Nora étaient toujours là, et la faisaient presque culpabiliser la jeune serveuse. Nora était une amie, l’une de ses clientes les plus fidèles et les plus sympathiques. Et le seul fait de lui mentir rendait Lisa d’autant plus mal à l’aise. C’est pour cette raison que, sans même que son interlocutrice ne lui ait demandé quoi que ce soit, Lisa daigna lâcher le morceau. Si on peut dire. Son semi-aveu laissa sa voisine un peu interdite, et elle put distinguer que cette dernière réfléchissait. Lisa n’avait pas voulu, ou n’avait pas pu tout avouer comme ça, de but en blanc, qu’elle aussi avait été victime du même genre d’accident. Mais ses insinuations ne laissaient néanmoins que peu de place au doute. Et Nora ne tarda pas à saisir cette subtilité. « Tu as survécu à un accident comme celui-là ? » Le mot était lâché. On y était, et Lisa ne pouvait décemment plus reculer. Nora était sur le point de devenir la première personne de New-York à connaitre, ou à se douter de quoi avait en partie été fait le passé de la jeune serveuse. Cette dernière baissa la tête, comme si elle avait été honteuse d’enfin se retrouver à visage découvert devant quelqu’un d’autre que son miroir. En relevant les yeux vers Nora, un petit sourire amer traversa son visage avant qu’elle ne hausse les épaules, mettant définitivement un terme à cette conversation qui avait déjà trop duré à son goût. Nora savait l’essentiel. Certes, elle ne pouvait être sûre de rien, mais c’était bien suffisant aux yeux de la serveuse. Elle attrapa le journal qui trainait encore sur la table, et le plia consciencieusement pour le ranger dans un coin, loin de tout regard. « Tu sais, il me reste un cookie… le dernier… et comme personne ne le prendra avant que je ferme… » Lisa lança un regard malicieux en direction de sa voisine, désireuse d’effacer toutes les traces de la révélation qu’elle venait de faire. Et pour cela, elle avait décidé de prendre Nora par les sentiments. « Il est à toi ! »
Fin du flashback

Comme à son habitude, Lisa était postée derrière le comptoir du petit café dans lequel elle travaillait, et elle sifflotait en mettant en place quelques pâtisseries dans un de ses présentoirs. Toujours aussi guillerette, elle souriait dès qu’un client posait ses yeux sur elle, et était aux petits soins avec le peu d’habitués qui peuplaient la salle à cette heure-ci. Mais lorsqu’elle entendit la petite cloche de l’entrée tinter, et que ses yeux se posèrent sur Nora, le sourire de Lisa se fit moins sincère, ou plutôt moins enjoué. Et pourtant, Nora était une de ses clientes favorites, une de celles dont elle connaissait les goûts par cœur et avec qui elle adorait s’attabler pour discuter pendant des heures. Seulement voilà, depuis leur dernière entrevue, Nora n’était pas revenue au café, et cette apparition était un peu bizarre… voire même inquiétante étant données les circonstances. A la suite d’un article relatant un accident de la route dans le journal, Lisa s’était quelque peu trahie. Et sans savoir si Nora avait tout compris, elle restait persuadée qu’elle se doutait désormais de quelque chose, qu’elle savait que Lisa avait vécu quelque chose de grave, et de douloureux, un peu du même goût que cette orpheline dont le journal local racontait l’histoire. La jeune serveuse n’avait absolument pas pour habitude de parler de son passé, et encore moins de cet épisode-là avec quiconque. Alors le fait d’avoir mis la puce à l’oreille de Nora la perturbait, et elle n’avait cessé d’y penser depuis leur dernière entrevue. Et c’est pour cette raison que la jeune femme se montrait moins enthousiaste que d’habitude, et qu’elle affichait même sans le vouloir un brin de méfiance perçant à travers son regard.

Aussitôt entrée, Nora passa commande sans même prendre la peine d’énoncer ce dont elle avait envie. Malgré tout, les deux jeunes femmes n’avaient pas perdu leurs vieilles habitudes ! Ce n’est qu’une fois le chocolat chaud et le cookie prêts que Lisa rejoignit son amie à cette petite table qui était devenue la sienne au fil du temps. « Cookie… Chocolat chaud… Comme d’habitude ! » énonça-t-elle en déposant tour à tour la pâtisserie puis la tasse sous le nez de Nora. Mais alors qu’elle faisait volte-face en souriant pour regagner son comptoir, la serveuse sentit la main de son amie se refermer sur son bras. « Tu as deux minutes ? Pour parler ? » Et pour une fois, elle aurait aimé pouvoir dire non. Pouvoir prétendre qu’elle était débordée et qu’elle n’avait pas le temps de discuter. Mais le café s’était quasiment vidé pendant qu’elle concoctait le chocolat chaud, et Lisa n’avait plus aucune excuse. Alors elle soupira légèrement, et hocha la tête en esquissant un petit sourire. Pour la première fois, elle s’arrangea pour ne pas croiser directement le regard de Nora, et s’installa en face d’elle en posant son plateau vide sur la table. Ce n’est qu’après plusieurs secondes qu’elle daigna lever le nez vers sa voisine, et lui demanda, comme pour éviter la discussion houleuse qu’elle sentait arriver : « Ca va ? »