Lorsqu'on me parlait du rôle de père, je ne pouvais pas m'empêcher de me rappeler de mon père et de son éducation. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'était pas une référence mais aurais-je été différent de lui si je n'avais pas fait la rencontre de Vioryna? Aurais-je cherché à avoir un héritier mâle pour le former comme j'avais été formé ? Mon éducation avait été violente, dure, cruelle et je me demandais comment j'avais fait pour ne pas être lobotomisé. "Des fois, il est bon de se reposer sur nos aînés" lui répondis-je tout en me tournant vers elle, partagé entre mes démons et la réalité. Cela me faisait toujours cela quand je repensais au passé et à toutes les tortures que m'avait infligé mon père. C'était dans ce genre de moment là que je ressentais le besoin de souffrir, d'éprouver mon corps pour me sentir vivant mais aussi pour me renforcer. Ma femme m'avait fait passé cette envie à force de douceur et d'amour mais il y avait des fois où cela ne suffisait plus et je retombais dans mes travers. "Tu ne comprends pas, je ne veux pas être comme lui Vioryna. Tu ignores ce qu'il m'a fait endurer et tu ignores que durant des années, j'ai recherché une femme pour avoir un héritier mâle car si je ne voulais épargner Marya, je savais que j'aurais eu la force de reproduire mon éducation et c'est avec cette crainte que je vis chaque jour" répondis-je sans émotion tout en glissant un bras autour de ses épaules pour la maintenir contre moi. Les jumeaux n'avaient rien à craindre de moi car Vioryna était la barrière à ma folie mais elle vacillait et le monstre revenait à la surface avec plus de force et de haine. La preuve n'en était-il pas ce fameux soir où cet homme avait voulu la violer? Je n'avais plus rien contrôlé, je l'avais tué, je l'avais fracassé car ma femme n'était plus là pour faire la contrebalance. "Tu es bien plus forte que tu le penses mon amour" murmurais-je en déposant un baiser sur sa tempe. "Voudrais-tu bien jouer pour moi? Cela fait longtemps que je n'ai pas eu loisir d'écouter tes douces mélodies" la priais-je en douceur profitant tout simplement de sa présence et du calme qui était revenu entre nous. Il faut croire que nous avions cette faculté peu commune de nous disputer et de nous réconcilier tout aussi vite. "Je t'aime tellement" murmurais-je à son oreille prenant plaisir à prononcer ces mots dont j'étais si avare.
« Mais tu n’es pas comme lui. Malgré tout ce qu’il t’a fait endurer tu as une large part d’humanité en toi et elle te rend lumineux… je sais que tu auras toujours de craintes, tout comme il est possible qu’après ce qu’il m’est arrivé j’en ai toujours… mais nous sommes deux. Et je ne te laisserais pas tomber, Sergeï. » Vioryna poussa un soupir d’aise avant de ne resserrer davantage son étreinte autour de son mari. Effectivement, elle n’en savait pas le quart au niveau de son passé et peut-être était-il préférable que le statut quo perdure… mais cela ne l’empêchait pas de l’aimer et d’être infiniment persuadé qu’il était un très bon père. « Il n’y a qu’à voir la façon dont Marya te regarde pour savoir que tu es un bon père, Sergeï… » Au même titre que la façon de le regardait qu’avait Vioryna était on ne peut plus instructive sur tout l’amour qu’elle lui portait. Ce fut sans doute pourquoi un grand sourire étira subitement ses lèvres alors qu’il lui demandait de jouer, ressentant sûrement ce besoin de se repaître de la musique pour retrouver un semblant de paix intérieure… la jolie russe préférait qu’il lui formule cette demande plutôt que de ne le surprendre à effectuer ses séances de torture. Elle n’était pas certaine qu’avec ses hormones d’après grossesse et ses émotions à fleur de peau elle serait en mesure de le supporter. Elle s’éclipsa donc très rapidement pour aller prendre son écrin dans le bureau où elle pratiquait son art avec tant d’acharnement pour mieux revenir et l’ouvrir sans même attendre qu’il ne l’invite à le faire. Elle referma tout de même la porte de leur chambre conjugale pour que ce moment n’appartienne qu’à eux puis, sans même prendre la moindre partition, elle se lança dans un concerto de Tchaïkovski – un compositeur russe lui semblait diablement approprié à ce moment précis – avec tout le brio la caractérisant. Vioryna était sincèrement une virtuose, vivant jusqu’à la dernière note des partitions qu’elle exécutait toujours avec prestance, charisme, avec fougue même. Ses traits étaient à la fois sérieux et détendus, la violoniste possédant l’atmosphère physique comme sonore de la pièce au gré de la mélodie s’échappant de cet instrument qu’elle maîtrisait du bout des doigts. Elle fit d’ailleurs durer le plaisir en étendant la dernière note jusqu’à l’extrême, comme si elle ne voulait point de final ou même terminer cet instant qui la laissait littéralement en transe, haletante, les yeux brillants d’émotion. « Moi aussi je t’aime Sergeï. Et je jouerai aussi souvent et longtemps que tu le voudras… »
Etre ou non comme mon père ne m’avait jamais dérangé jusque-là car dans le fond, cela m’importait peu voire pas du tout. Je vivais dans l’unique but de faire prospérer les affaires et je me fichais bien de ce que les gens appelaient famille. Ma fille ne manquait de rien si ce n’est d’amour. Dans le fond, je me demandais ce que je serais devenu sans Vioryna. Sûrement que j’aurais terminé comme mon père pourquoi pas. Mon épouse avait réussi l’improbable et l’impensable en me faisant éprouver de l’amour pour elle mais quand j’y repensais, je n’arrivais pas à le regretter. Père disait toujours que l’amour était une faiblesse mais il avait tort. Vioryna était ma force et il suffisait de voir comment je pouvais tuer un homme à main nu pour comprendre qu’elle ne serait jamais une faiblesse. J’étais prêt à tout pour la sauvegarder quitte à en payer le prix. Mes ennemis n’avaient qu’à bien se tenir car s’ils s’en prenaient à Vioryna, ils prenaient également le risque que de réveiller la bête sanguinaire qui sommeillait en moi. Seule ma femme était capable de l’apaiser, de la contraindre à rester enfermée alors me l’enlever serait synonyme de suicide pour eux. Sa musique avait le même effet sur moi, elle m’apaisait, elle me portait vers un paradis dont je m’étais toujours senti exclu depuis bien trop longtemps. Alors, quand elle jouait pour moi, c’était un tout autre monde qui m’accueillait les bras ouverts et comme à chaque fois, une simple larme glissait le long de ma joue. Une larme de joie. « Toute l’éternité dans ce cas » répondis-je dans un murmure en dardant sur elle un regard chargé d’amour.
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