Arnacoeur. Voilà un magnifique métier qui allait parfaitement à la jolie réunionnaise. Savoir sourire, jouer la comédie, séduire des cœurs pour mieux disparaître… Anaé se rendait là où il fallait qu’elle se rende, au gré des demandes de ses clients, ceux-là mêmes qui payaient la facture en fin de contrat. Récemment, elle avait été contactée par les descendants de Tolkien… autant dire que ce qu’ils avaient eu à dire à la princesse l’avait tout de suite intéressée. Cet écrivain avait en quelque sorte changé la vie de la jeune femme. De multiples façons, d’ailleurs. Elle s’attendait donc à ce que ce contrat soit particulièrement riche et palpitant, mais contrairement aux apparences, il s’agissait surtout d’une histoire de surprotection de la part de frères et de sœurs envers un jeune père de famille élevant seul sa fille de six ans, Jade de son prénom. Rien de très extraordinaire là-dessous, mais Anaé attendait pour l’heure de devoir franchement se confronter à cette Janice, femme vénale côtoyant avant tout l’héritier pour ce qu’il pouvait lui apporter… à savoir gloire et richesse. Typique. Ridicule, mais non moins typique. Anaé avait donc revêtit ses meilleures armes de charme, habillée d’une belle robe d’un blanc pur, en soie, ainsi que d’un grand manteau d’une magnifique couleur rouge. Chevelure ondulée détachée, grandes lunettes de soleil, elle avait fait jouer ses informateurs afin de savoir où se rendrait prochainement ce fameux Jonah, dont elle n’avait pas encore forcé la rencontre avant aujourd’hui. Assise sur un banc, dans l’une des allées désertes du parc, elle frémit de contentement en voyant le père s’avancer en compagnie de sa fille, avec une précision presque militaire sur l’horaire qu’elle avait imaginé. Hélas… Anaé ne s’imaginait pas une seconde que Jade viendrait s’imposer à elle, les mains pleines de terre après avoir farfouillé dedans. La fillette avait justement posé ses mains contre son manteau, faisant grimacer la jeune femme qui, bien que cela ne soit pas aussi évident que le nez au milieu de la figure, n’aimait guère les enfants. Jade avait alerté aussitôt son père sans le vouloir, qui força de lui-même la rencontre alors que la jeune femme ne s’attendait pas à ce que la chose se déroule de cette façon.

« Vos coordonnées ? » demanda-t-elle sans forcément y mettre de colère ou même d’arrogance mais plutôt avec incrédulité. « Vous savez au moins le prix que coûte ce manteau ? » Son côté précieux ressortait bien malgré elle, alors que la princesse de Suède avait momentanément oublié la raison de sa présence au parc. Finalement, elle parvint à se reprendre, grâce à son talent d’actrice proprement incroyable, elle laissa des pleurs s’emparer de ses joues comme s’il s’agissait du pire moment de sa vie. « Vous n’avez pas compris, ce manteau est sentimentalement irremplaçable ! Regardez la tache… il est fichu… » Comme s’il s’agissait d’un cadeau de son arrière grand-mère décédée, Anaé continuait de pleurer quitte à se faire remarquer des quelques passants présents dans le parc. La raison ? Si Jonah lui laissait simplement ses coordonnées, la « relation » s’arrêterait ici. Anaé créait un souvenir plus marquant de cette façon… ainsi qu’une opportunité de poursuivre.

Quelle comédienne ! Le pire, c’est que les larmes d’Anaé étaient bien réelles. A se demander comment elle faisait au juste pour jouer aussi juste face à une situation dont les détails n’avaient pu être appréhendés au départ. Comment aurait-elle pu deviner que Jade, la fillette de Jonah, allait salir l’un de ses précieux manteaux ? Anaé aurait très bien pu jouer la carte de la sincérité, une fois n’est pas coutume, en avouant ainsi qu’elle avait pléthore de manteaux et qu’en faire des caisses n’était pas utile… mais il lui fallait établir un contact un peu plus véridique avec le jeune homme, c’était le moment où jamais. Il n’était pas question de jouer les harceleuses en cherchant son adresse et en faisant ainsi semblant de se trouver à chaque endroit où il allait se rendre à l’avenir… il s’agissait là d’une tactique bien trop visible et sans intérêt pour la demoiselle. Celle qu’elle expérimentait actuellement, à savoir la carte des larmes, marchait bien mieux : la preuve, puisque la fillette s’en était mêlée, Jonah n’eut pas d’autre choix que celui de la prendre délicatement dans ses bras, tendu et mal à l’aise, exactement comme elle avait prédit qu’il serait face à une réaction telle de sa part. Franchement, ce premier round était particulièrement bien joué… tant et si bien qu’une nouvelle couche ne serait pas superflue. « Ce manteau était un cadeau d’une amie décédée… oh mon dieu je ne pourrais jamais le remplacer !! » Nouvelle vague de larmes, incroyablement jouée, sans hurlement poussés ni soubresauts exagérés. Anaé n’avait pas fait des études d’arts dramatiques pour rien… elle voulait devenir actrice avant d’épouser un prince, ne l’oublions pas.

Finalement, elle s’écarta péniblement, des larmes peuplant encore ses joues pâles et froides, qu’elle essuya avec une noblesse incroyable tandis que Jonah lui demandait ce qu’il pouvait faire pour qu’elle n’aille mieux. Si elle avait voulu jouer de façon incroyablement stupide, Anaé aurait fixé un prix de remplacement. Mais l’idiotie ne faisait pas partie de son caractère, elle comptait continuer à la jouer de façon incroyablement fine… « C’est ridicule, je viens de me ridiculiser à pleurer comme une petite fille en pleine rue, j’ai honte ! C’est moi qui suis désolée. » Anaé s’essuyait grâce à un mouchoir qu’elle avait extirpé péniblement de son sac, allant même jusqu’à feindre de petits tremblements d’émotions légers, parfaitement dignes de la grande actrice qu’elle savait si bien être. « C’est l’émotion, je me suis donnée en spectacle, vraiment… quelle gourde c’est bête à pleurer ! » Anaé sourit de façon presque sincère à la fillette dont elle caressa légèrement la tête, comme si elle lui donnait son pardon. Intérieurement, la jeune femme hurlait littéralement mais ça, c’était une autre histoire ! Pour l’instant, elle voulait mettre en avant une certaine noblesse d’âme et ce genre de mensonge en était la clef.

Décidément, Anaé était presque prête à s’offrir elle-même un Oscar tant elle se trouvait criante de vérité. La petite fusillait son père du regard alors que les larmes de crocodile de la princesse ne faisaient qu’empirer, le rendant littéralement désarmé face à sa détresse. Qui ne l’aurait pas été ? Pleurer pour un simple manteau, si beau soit-il, cela relève du plus grand ridicule. Et pourtant, c’était exactement ce que la piquante réunionnaise faisait avec un brio proche de la perfection. Bientôt, la voix grave et suave de l’homme retentit à nouveau, la poussant à s’écarter légèrement rien que pour se marrer intérieurement du fait qu’il ne tombe si facilement dans le panneau. Finalement, les hommes ne sont pas si difficilement corrompus… il suffit de manipuler la personne ayant un pouvoir sur eux ; en l’occurrence, cette fillette du nom de Jade lui avait incroyablement bien servi pour rentrer en contact avec sa cible. Du petit beurre au sucre, car voilà qu’il venait justement de lui proposer de l’inviter ! Pas étonnant qu’elle soit hors de prix, étant donné qu’elle obtenait déjà un résultat on ne peut plus satisfaisant. « Je ne veux pas abuser de votre temps… » énonça-t-elle en sanglotant encore pour le manipuler jusqu’au bout. Bientôt, elle obtiendrait tous les renseignements manquants afin de porter le coup de grâce à cette mégère avec laquelle il s’était acoquinée. Du gâteau ! Vraiment, Anaé se félicitait et il y avait de quoi sabrer le champagne devant tant de génie… et de modestie. « Anaé. Je suis enchantée de vous rencontrer malgré les circonstances. » La jeune femme alla jusqu’à lui serrer la main sous le regard presque attendri de la petite môme, manifestement fan de la beauté de la princesse puisqu’elle ne la quittait pas des yeux une seconde. Pour un peu, elle la suppliait presque d’accepter l’invitation de son père afin de passer un peu plus de temps avec elle… du gâteau on vous dit !

« Je ne veux pas que votre fille pense que je lui en veux… vous croyez que si on passe un moment ensemble, elle va se sentir mieux ? » Jouer la carte de l’altruisme, ça marche toujours. Anaé fit semblant de fouiller dans son sac en cuir rouge un mouchoir afin d’essuyer ses ridicules larmes, feignant de ne pas en avoir un seul à se mettre sous la dent… tout n’était qu’un jeu pour elle. Un jeu qui payait très bien, mais un jeu quand même. « Je vais abuser de votre gentillesse, mais vous n’auriez pas un mouchoir ? Je dois être un vrai désastre, j’ai honte si vous saviez… » Anaé, tu as raté ta vocation d’actrice, c’est une évidence.

Anaé avait presque raté sa vocation et aurait vraiment dû se diriger vers un métier d’acteur. Elle aurait probablement davantage cartonné et se serait épanouie comme jamais. Bien sûr, le métier d’arnacoeur avait ses petits avantages, mais à la longue, il risquait de finir par être peu évident à mettre en œuvre. Pour l’heure, la jolie française était encore jeune, magnifique, à posséder un charme fou mais cela ne durerait hélas pas toujours. Dans le cinéma, il y avait davantage de chances qu’elle ne puisse avoir du travail jusque tard… bientôt, la demoiselle devrait penser à ces choses là, immanquablement. Mais pas aujourd’hui… pas alors que sa cible avait le réflexe de l’inviter dans un café et que cela lui permettait d’étendre son petit jeu de séduction un peu plus loin. Rien que le fait d’analyser sa commande était révélateur. Pour sa part, elle commanda un café serré accompagné d’une tranche de cake anglais, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle venait d’Angleterre… simplement qu’elle préférait les mets d’autres pays plus que ceux déjà largement expérimentés en France. Question de goût et de choix, sans doute. « Un rendez-vous ? Pourquoi, avais-je l’air de me rendre à un rendez-vous ? » osa-t-elle demander en feignant d’être amusée alors que son amusement effectivité restait restreint pour l’heure. Sa phase d’analyse était la plus importante et ses folies devaient donc être restreintes. « Je ne serais pas en désordre de cette manière si j’avais la chance d’atteindre un prince charmant, vous savez. »

Aussitôt servie, Anaé n’hésita pas à boire une gorgée de café tout en constatant inévitablement le manque d’habitude de Jonah à converser avec des membres de la gent féminine. Il semblait être diablement doué pour s’occuper de sa fille, mais son plan sentimental semblait tellement délaissé que c’en était presque choquant. Pas étonnant que la famille du compositeur ait fait appel à la jolie française pour mettre un peu de gaité et de folie dans tout ceci. « La maman de votre petite n’accompagnait pas votre promenade ? C’est tellement dommage, un si beau parc par un temps pareil… c’est presque un péché que de ne pas en profiter je trouve. En tout cas j’apprécie votre discrétion, Jonah. Vous ne vous êtes même pas moqué de ma sensiblerie et je vous en remercie. » Pour sûr, jamais la « vraie » Anaé ne se serait adonnée à pareille idiotie en vérité. Probablement le reste du monde était-il aveugle face à ses charmes irrésistibles ! « Pardonnez-moi de vous poser la question, mais… il ne me semble pas connaître votre accent, vous n’êtes point américain, n’est-ce pas ? » Cela étant, malgré un accent anglais relativement bon, Anaé avait une fâcheuse tendance à laisser son français natal la rattraper, immanquablement.

« Pardon d’avoir posé ce genre de question personnelle… » Anaé se rendait bien compte du côté réticent de Jonah à aborder ce genre de sujet. La jolie française n’avait hélas pas tous les éléments à ce sujet et malheureusement, il s’agissait d’une carte qu’elle ne pouvait pas jouer, à son plus grand désespoir. La famille du compositeur était passée outre ce sujet, malgré les questions répétées de l’arnacoeur, comme s’il s’agissait d’un sujet véritablement tabou. Hélas, impossible d’en savoir davantage en présence de cet homme à moins de ne vouloir lui ouvrir le cerveau afin de découvrir ce qu’il y avait dedans. Le sujet suivant était un bien meilleur rebond pour en apprendre plus, même si Anaé devait bien avouer qu’il lui donnait du fil à retordre en s’ouvrant si peu… sans doute était-ce un échange de bons procédés et Jonah attendait-il simplement d’être questionné, ou d’en apprendre d’abord plus sur elle. La jeune femme n’avait jamais travaillé dans d’aussi pénibles conditions. Ne pas avoir les éléments la bloquait et la poussait dans ses derniers retranchements… devoir pleurer en pleine rue, quelle tragédie ! Une chance qu’elle puisse effectivement pleurer sur commande. « Je suis française. Enfin, réunionnaise pour être plus précise. Je viens d’assez loin, tout comme vous. Mais pour la petite historiette, mon père était capitaine chez les pompiers et ma mère tenait de ses parents une plantation de rhum. Rien d’extraordinaire mais je suis extrêmement fière de mes origines. L’orgueil français n’est pas une légende urbaine, je le crains… votre pays ne vous manque jamais ? »

Ah, le coup du manteau ! Anaé l’avait presque oublié celui-là… il fallait qu’elle bénisse son cerveau génial pour lui pondre toujours des idées plus sottes les unes que les autres, mais qui avaient toutes le mérite de marcher. Jonah lui proposait son aide, pourquoi refuser ? « En vérité… je voudrais beaucoup essayer de le teindre. Je ne puis me résoudre à le jeter, je pense que vous comprenez désormais pourquoi… mais je n’ai pas la moindre confiance dans un teinturier de New York, ceux-ci ont trop de commandes à la fois et ne s’occupent pas suffisamment du respect du tissu. Accepteriez-vous de m’aider dans cet ouvrage ? Ma petite sœur est une peintre très douée et possède de nombreux produits qui pourront sûrement nous aider. Si… vous acceptez de m’accorder un peu de votre temps, bien évidemment. Mais il est hors de question que vous ne vous sentiez obligé, d’accord ? »

Anaé aurait pu se sentir diablement mal rien qu’à la première phrase de Jonah… mais puisqu’il n’y avait pas le moindre attachement émotionnel qui tienne et que tout ceci se résumait à un contrat, il n’y avait aucune raison quelle éprouve le plus petit remord. Au contraire, elle se contenta de relever la tête avant de la hocher, comme si elle comprenait et qu’on lui avait déjà poignardé le dos. En vérité, à la cour de Suède, ce genre de procédé était tellement récurrent qu’elle peinait à se souvenir de la dernière fois où l’on avait été sincère avec elle. Son propre mari ne la calculait plus, sa belle-mère n’avait de cesse de mettre en place les stratagèmes les plus immondes afin de la voir procréer un héritier dont elle ne verrait pas la frimousse plus de vingt secondes après avoir supporté neuf mois de grossesse harassants, sans oublier le restant de sa belle-famille qui ne valait guère mieux. Somme toute, depuis qu’elle se trouvait à New York, son existence avait pris un tournant capital. Au moins, elle était maîtresse de ses mouvements et décidait de son sort… on ne pouvait pas en dire autant de tout le monde. « Votre sollicitude me touche beaucoup » se contenta-t-elle de dire alors qu’elle finissait juste son chocolat chaud, non sans une classe particulièrement évidente. Jade n’avait de cesse de l’observer comme si elle était une princesse –rang qu’elle possédait du reste, faisant fi du fait que regarder les gens de façon continue puisse être considéré comme impoli. Pour une fois… la jolie française mis les convenances de côté et se concentra sur ce qui l’intéressait réellement pour l’instant, à savoir le côté organisateur du compositeur, trait de caractère qu’elle appréciait particulièrement chez un homme. Les gens désordonnés lui donnait envie de fuir à grandes enjambées…

« Demain après-midi ? Je dois pouvoir me libérer, n’ayez crainte. Quant à ma sœur, elle a élu son atelier de peinture dans un bureau de mon appartement. Ma sœur est créatrice, elle se moque bien de savoir où, quand, comment ni pourquoi. Si cela ne vous choque pas que je passe vous prendre… je peux venir à l’heure qui vous convient. Mon appartement est assez difficile à trouver et il serait fort dommage que vous perdiez du temps en vous perdant. Vous ne pensez pas ? » Anaé esquissa un bref sourire, particulièrement ravie d’avoir obtenu gain de cause : comme quoi, en étant hors de prix, elle démontrait qu’elle possédait un sens de la manipulation particulièrement puissant.