« Mais qu’est-ce que tu fais là ? » Mathéo secoua sa tête de gauche à droite en baissant les yeux tandis qu’un soupire s’échappait de ses lèvres. Il aurait mieux fait d’être à l’appartement, il n’y avait pas à dire, mais à peine avait-il quitté l’université qu’il s’était rendu ici et à présent il fixait l’entrée de la librairie comme un idiot, se parlant tout seul comme il en avait souvent l’habitude. La raison de sa présence ? Sans doute le besoin de faire tout au mieux, encore plus depuis qu’il était fiancé. Il avait fait une fois l’erreur de quitter Chuck pour se donner le temps de réfléchir et le simple fait de savoir qu’il avait fait souffrir l’africaine – tout en sachant qu’il s’était sans doute largement rattrapé en la demandant en mariage – le poussait à vouloir faire les choses bien. Sa dernière folie consistait à être le père parfait. Les jumeaux n’étant pas ses enfants, Mathéo avait bien souvent la sensation de devoir mettre les bouchés doubles pour parvenir à remplir son rôle de père de substitution. C’était une conversation avec quelques amis de son groupe de TD à la faculté qui l’avait poussé à venir là. L’américain échauffa tout son corps comme s’il s’apprêtait à courir à en perdre à haleine, puis, une fois certain d’être prêt – même s’il continuait d’en douter – il fit un pas vers les portes automatiques de librairie, puis un autre et encore un avant d’être à l’intérieur. Considérant qu’il ne pouvait désormais plus faire demi-tour, Mathéo se balada dans les rayons n’ayant pas la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver le livre qu’il cherchait. « T'es quand même pas désespérer à ce point Neven ? » L’américain venait de passer devant l’un des étalages de la librairie sans même y porter la moindre attention – du moins pas consciemment – lorsque cette voix le força à faire quelques pas à reculons. Mathéo se pencha légèrement en arrière, sourcils froncés en regardant l’homme qui tenait un livre entre ses mains, puis il se redressa en regardant à droite et à gauche pour avoir confirmation du fait que l’inconnu parlait tout seul. « Vous savez qu’il a été prouvé que se parler tout seul révélait un manque de confiance ou d’estime de soi ? » Ta gueule Mathéo ! Pourtant il l’avait dit. Il ne connaissait absolument pas cet homme et pourtant il l’avait dit en se rapprochant de lui pour se pencher sur le côté et analyser la couverture du livre qu’il tenait entre ses mains, un sourire prenant place sur ses lèvres avant qu’il ne se redresse. Il était un idiot, l’américain en avait parfaitement conscience et un hypocrite puisque lui-même se parlait tout seul régulièrement et … il semblait être atteint du même besoin que l’homme à vouloir être le père de l’année.

Récemment, la vie de Neven – ou plutôt Lucas – avait connu un tournant radical. Un soir où il travaillait en tant que videur dans un nightclub, une jeune femme s’était présentée à lui et il avait enfin pu trouver quelques réponses aux questions qui le hantaient depuis des années : quel était son vrai nom ? Quel âge avait-il ? D’où venait-il ? Pour qui travaillait-il ? La pauvre Jamie avait subit un véritable interrogatoire. Il s’appelait Lucas Baker, avait fêté ses 32 ans le 7 septembre dernier, était né en Angleterre et avait des origines australiennes, françaises, serbes et israéliennes. C’est lorsqu’il avait demandé à Jamie dans quel circonstance il avait disparu que celle-ci lui a alors avoué qu’il était un agent du MI-6 et que c’était d’ailleurs au cours d’une mission qu’ils s’étaient rencontrés. Neven était loin de s’attendre à une telle révélation, mais accusa le coup. En fait, ce qui le préoccupait plus que tout le reste, c’était son fils : Owen. Il voulait voir son fils, mais ne voulait pas le faire de manière trop brutale et puis, en plus de ça, il ne se souvenait même plus de ce à quoi consistait le rôle d’un père. C’était d’ailleurs ce qui l’avait conduit dans une librairie de New York : il espérait presque trouver la réponse dans un livre. Et pas n’importe lequel. Après quelques minutes de recherches, Neven trouva enfin le St-Graal : « Devenir papa pour les nuls. ». Un peu honteux, le jeune homme jeta un coup d’œil circulaire pour être sûr que personne ne l’épiait, mais une vieille dame l’avait repéré, lui avait sourit et l’avait félicité en lui assurant que tout se passerait bien : un comble pour un prétendu ex-agent du MI-6 ! S’il n’était pas capable de voir venir une grand-mère à la démarche claudicante, cela voulait dire qu’il était sacrément rouillé. Il soupira et se concentra de nouveau sur le bouquin en poussant un soupir. « T'es quand même pas désespéré à ce point Neven ? ». Cette question purement rhétorique qui était adressé à lui-même sembla pourtant intéresser une autre personne. « Vous savez qu’il a été prouvé que se parler tout seul révélait un manque de confiance ou d’estime de soi ? ». Encore quelqu’un qu’il n’avait pas vu venir. Sursautant comme s’il venait d’être pris en flagrant délit, Neven lâcha un ‘damn it !’ nerveux avant de se tourner vers un jeune homme d’une vingtaine d’années à qui il montra le bouquin. « Bien vu Sherlock, mais je m’apprête à investir dans ce bouquin donc pas besoin d’être un fin psychologue pour en arriver à cette conclusion. D’ailleurs si vous cherchez les cahiers de vacances pour lycéens, c’est un peu au-dessus. » rétorqua-t-il, un peu vexé par l’analyse – exacte – du jeune curieux. Neven n'avait pas l'habitude d'être autant sur la défensive, mais c'était de bonne guerre.

Sa manie de se mêler de ce qui ne le regardait pas allait, tôt ou tard, le perdre. Il avait cette tendance à toujours mettre son nez partout et à avoir quelques ennuis ensuite, tout du moins lorsqu’il se faisait attraper. Aussi curieux soit-il, Mathéo avait également su prouver savoir être d’une grande discrétion lorsque ça devenait nécessaire. Il était un professionnel dès qu’il s’agissait de fouiner et il n’était même pas étonnant de savoir qu’il était passionné par l’archéologie et toutes ces civilisations perdues qui le forçaient à se poser tout un tas de questions sur le passé auxquelles il se devait de trouver des réponses. Mais, ce jour-là était différent. S’il s’était mêlé de ce qui ne le regardait pas auprès d’un inconnu c’était uniquement pour faire taire son angoisse, mais également le malaise qui le gagnait. Il était venu là dans l’espoir de trouver un livre pouvant lui assurer de jouer le rôle de père correctement et il voyait déjà venir les moqueries de Chuck si elle venait à l’apprendre. Quant à l’inconnu, lui-même semblait vouloir la même chose que l’américain et sa petite remarque lui avait échappé bien plus vite qu’il ne l’aurait souhaité malgré le fait que Mathéo s’efforça de faire son malin. « Bien vu Sherlock, mais je m’apprête à investir dans ce bouquin donc pas besoin d’être un fin psychologue pour en arriver à cette conclusion. D’ailleurs si vous cherchez les cahiers de vacances pour lycéens, c’est un peu au-dessus. » Une légère grimace lui échappa comme s’il venait d’être blessé par les paroles de l’homme. Un lycéen ? Oui, il était probable qu’il en ait encore la tête du haut de ses vingt-deux – presque vingt-trois – ans. « Touché ! » Déclara-t-il dans un français parfaitement américanisé. Toutefois, ce n’était pas ces paroles qui allaient le forcer à faire demi-tour alors que l’inconnu tenait entre ses mains le livre qui était le petit bijou qu’il était venu cherché et dont il se saisi. « Peur de pas être à la hauteur Watson ? » Sans même jeter un regard à son voisin, Mathéo tourna le livre dans tous les sens comme pour s’assurer qu’il n’allait pas le mordre ou se mettre à hurler ce que l’américain pensait de lui tout bas, puis il le feuilleta sans un regard pour l’inconnu. « Oh ! Et pour info, je suis certain que les cahiers de vacances seront très lucratifs pour vous aussi. » Cette fois, il tourna enfin sa tête et lui adressa un large sourire, fier de lui alors qu’il n’avait aucune raison de l’être.

Neven regretta ces mots juste après les avoir prononcés : ce genre de réaction ne lui ressemblait tellement pas ! Il n’aurait su dire d’où lui venait un tel répondant et pourtant, ça lui était venu aussi naturellement qu’un simple bonjour. Ce qui le surprenait encore plus, c’était sans conteste le sérieux dont il avait fait preuve. Cette pointe de sarcasme avait été aussi froide et vive que la lame tranchante d’un couteau. Neven en arrivait presque à se demande s’il s’agissait des traits de personnalité de Lucas Baker, l’ex-agent du MI-6. Etait-il possible que sa mémoire commençait enfin à refaire surface grâce à la présence de Jamie ? C’était fort possible. A présent, il avait l’impression d’être enterré vivant et de gratter pour tenter de remonter à la surface : c’en était effrayant. « Touché ! » répondit finalement l’inconnu, dans une langue que Neven n’eut aucun mal à reconnaître comme étant le français. D’ailleurs, il ne semblait s’apercevoir en connaître les subtilités que maintenant. Damn, ce gosse avait réussi à lui débloquer quelque chose en lui. « Peur de pas être à la hauteur Watson ? ». Neven cessa alors de regarder le jeune homme comme s’il venait de débarquer d’une autre planète tandis qu’il semblait lui-même remettre les pieds sur terre. « J’ai surtout peur d’avoir perdu la main en ce qui concerne l’élevage de marmots. ». C’était compliqué. Il concevait que ses propos pouvaient laisser l’étudiant dans le doute et soupira en effectua un geste de la main. « C’est une situation très délicate. ». Et encore, le mot était faible. Il avait perdu la mémoire et ne se souvenait plus du tout de son fils, ce qui voulait dire qu’en somme, Neven avait l’impression d’élever le fils d’un autre. « J’en doute. Je parle français beaucoup mieux que toi.» lança-t-il dans un français sans défaut.« Le serbe ne me pose pas de problème non plus. » reprit-il en anglais, cette fois. Peut-être devrait-il se montrer plus aimable. « Je m’appelle Lucas, mais tout le monde m’appelle Neven. » se présenta-t-il, tendant sa main pour qu’il la serre et arborant un petit sourire. « Sans rancune ? »