Je termine de ranger les jouets qui traînent sur le canapé et passe l’aspirateur pour la cinquième fois de la journée. Moi nerveuse? C’est peu dire: je suis terrorisée. Pourtant, quand j’ai demandé à Malik de passer pour que nous ayons une conversation; ça m’a semblé être une bonne idée. J’y ai longuement réfléchi et j’étais à peu prêt sûre de ce que j’allais lui annoncer. Mais à quelques minutes du rendez-vous que je lui ai fixé, je ne suis plus certaine d’avoir fait le bon choix. N’est-ce pas un peu précipité? Et s’il ne partageait pas mes sentiments? Après tout, nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs mois. Certes, nous avons continué d’échanger quotidiennement par le biais de skype ou d’e-mail, mais ce n’est pas pareil. Les bases d’une relation saine ne se fondent pas via internet, pas vrai? Bon sang, je ne sais plus où j’en suis! Et s’il me repoussait? Et si ma proposition jetait un froid sur notre relation? Et s’il coupait les ponts? A quoi bon imaginer le pire? De toute manière, il faut qu’on en parle. On ne peut pas continuer comme ça. Jouer les amies fidèles alors que je rêve de lui en permanence est devenu quelque chose de réellement perturbant. Quand j’étais en Espagne, je le gérai plutôt bien - mais c’est d’autant plus compliqué de refouler ces sentiments en sachant que l’on va être amenés à se croiser régulièrement.

Je jette un coup d’œil à l’horloge qui indique 15 h 45: il ne va plus tarder maintenant. Un léger détour par la salle de bain pour retoucher mon maquillage et je suis fin prête à le recevoir. Voilà justement qu’on sonne à la porte. « Salut toi! » je m’exclame tout sourire en lui faisant la bise. « Je suis contente de te voir! Ça m’a manqué de ne pas pouvoir te parler en face à face » je lâche en fermant la porte derrière lui. « Comment ça va? »

C’est étrange, mais au moment où j’ai croisé son regard, mon stress s’est dissipé. Ma boule au ventre? Disparue. Mes appréhensions? Quelles appréhensions? C’est fou quand même, mais à chaque fois qu’on se voit, c’est un peu comme si mes problèmes disparaissaient. Je me sens bien avec lui. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, mais j’ai un bon pressentiment. Je suis persuadée que j’ai fait le bon choix et que tout va bien se passer. « Haaaaaa, vous m’avait grave manqué toi et la petite » s’exclame-t-il pendant que je referme la porte. Je lui rends son sourire et ne peux m’empêcher d’afficher un air satisfait. Le fait qu’il s’entende bien avec ma fille m’enlève une sacrée épine du pied. Ce n’est pas facile d’être mère à mon âge, car beaucoup d’hommes sont effrayés à l’idée de s’engager dans une relation amoureuse avec une mère célibataire. Et puis, il y a toujours le risque que votre enfant n’apprécie pas la personne que vous avez choisi. De ce côté-là, je n‘ai pas de soucis à me faire puisqu‘ils s‘adorent tous les deux. Mais rien n‘est encore fait et peut-être bien que notre relation ne dépassera jamais le stade de l‘amitié alors, je préfère ne pas trop m‘emballer pour l‘instant. « Je vais bien, comme d’habitude quoi. Et toi? » Je m’apprête à ouvrir la bouche pour lui répondre, mais monsieur le bavard me coupe dans ma lancée. « Bon sinon, je mérite un câlin quand même hein ? » Mêlant le geste à la parole il ouvre grand les bras et c’est sans me faire prier que je vais me blottir tout contre lui. « Ça fait aussi partie des choses qui m’ont manqué pendant mon séjour en Europe » je confesse en relâchant notre étreinte. « Ça et tes blagues stupides » j’ajoute dans l’unique but de le taquiner. « Tu veux boire ou manger quelque chose? J’ai du jus de fruit, du café, du thé, de la bière et Soraya a fait un gâteau au chocolat hier après-midi. Rassure-toi, j’en ai mangé et je peux t’assurer que c’est comestible! » Je n’ai pas envie d’entrer dans le vif du sujet tout de suite. Ce serait grossier de ma part et puis je ne veux pas qu’il ait l’impression d’avoir été attiré dans un piège ou mis devant le fait accompli. Je préfère qu’il se mette à l’aise et qu’on en discute calmement. Si jamais il ne partage pas mes sentiments alors, je serais fixée et la vie reprendra son cours. Mais je n’ai pas envie de passer à côté d’une belle histoire par crainte d’être rejetée. Après tout, s’il me dit qu’il a déjà quelqu’un dans sa vie, ce n’est pas dramatique. J’aurais essayé et quoi qu’il arrive, je saurais me contenter de son amitié.

Je suis vraiment soulagée de l’avoir retrouvé, lui probablement plus que quiconque. Bien sûr, mes amis de longues dates m’ont manqué eux-aussi, mais son absence s’est davantage fait ressentir. Même si ça me coûte de l’admettre, il ne s’est pas écoulé un seul instant sans que je ne pense à lui. Il a occupé la plupart de mes pensées lorsque j’étais en Europe et en toute franchise, c’est en grande partie à cause de lui si j’ai décidé d’avancer mon retour. J’ai fini par me lasser de ces conversations virtuelles et désormais convaincue d’avoir des sentiments à son égard, j’ai décidé de sauter le pas. Ça vaut toujours mieux que de ruminer dans son coin, n’est-ce pas?

Nous dissertons quelques minutes sur son sens de l’humour un peu spécial et je lui propose de prendre une petite collation. Affamé, monsieur confesse être amateur de gâteau au chocolat et je ne suis pas surprise de le voir se diriger dans la cuisine - après tout, il commence à connaître la maison. Le voir se pencher sur le bar me rappelle l’époque où il se contentait de me livrer des pizzas et je ne peux m’empêcher de laisser échapper un sourire amusé. Livrer une quatre fromages jusque dans la cuisine des gens n’est pas monnaie courante, mais Soraya (qui tenait à le payer coûte que coûte) s’amusait à le balader dans l’appartement tout en prétextant avoir égaré mon porte-monnaie. D’un sens, c’est un peu grâce à elle si on s’est autant rapproché. « D'ailleurs, ma gamine préférée est où en ce moment ? » me demande-t-il tandis que je lui coupe une grosse part de gâteau. « Elle passe l’après-midi chez son parrain. Elle et Hayden sont inséparables depuis quelques jours » je réplique en sortant une bouteille de jus de fruit et les verres qui vont avec. « Je t’en sers? » Maddox acquiesce d’un signe de la tête à défaut de pouvoir répondre puisqu’il a la bouche pleine. « Mais en toute franchise ça m’arrange qu’elle ne soit pas dans les parages, parce qu’il faut qu’on parle… » A ces mots son visage se fige et il me lance un regard inquiet. « Personne n’est mort, rassure-toi! » Un rire léger accompagne mes propos et je commence à jouer avec mon verre, gagnée par une soudaine crise de panique. « Seulement, j’ai eu le temps de réfléchir à nous deux pendant ma petite escapade et… on ne peut pas continuer comme ça… » Mon sourire se fane brusquement et je lève les yeux vers mon ami qui semble avoir perdu l’appétit. « Ne te méprend pas surtout, le problème ne vient pas de toi. Soraya t’adore et je t’aime beaucoup… un peu trop parfois et c’est bien ça qui m’embête…  » Mes mots s’éteignent dans un soupir et je lui lance un sourire contrit en espérant de toutes mes forces qu’il ait compris où je voulais en venir.

Je ne sais pas à quoi m’attendre venant de sa part. J’ignore s’il va bien réagir ou s’il va s’emporter et je suis tellement stressée par sa réponse que je serais presque tentée de ronger mes ongles - travers auquel j’ai pourtant renoncé, il y a déjà quelques mois. Le pire dans tout ça, c’est que je ne suis même pas certaine qu’il ait compris où je voulais en venir. Inutile de vous faire remarquer que les déclarations d’amour n’ont jamais été mon point fort et je crains de ne pas avoir été suffisamment explicite. Paniquée à l’idée d’essuyer un refus, je songe même à prendre la fuite. Plusieurs minutes s’écoulent sans que monsieur ne daigne reprendre la parole. Tout ce qu’il m’accorde c’est un sourire. Un sourire malicieux, un sourire maladroit, un acte que je ne saurais traduire. Certes, je me suis habituée à son côté plaisantin et je le connais suffisamment bien pour savoir que c’est dans sa nature de tout prendre à la légère, mais j’aimerais autant qu’il soit sérieux pour une fois. « Hum... D'accord. » D’accord? D’accord? Je lui avoue que j’ai des sentiments pour lui, je prends sur moi pour lui ouvrir mon cœur et tout ce qu’il trouve à me dire, c’est d’accord?! Mon pauvre Malik, tu as de sérieux progrès à faire avec les femmes, je songe légèrement vexée par sa réaction. « Je t'aime aussi » Mon cœur s’emballe et mes genoux commencent à flageoler sévèrement. Est-ce que j’ai bien entendu ce que je crois? Est-ce qu’il a bien prononcé ces trois petits mots? Ceux-là même que je rêve d’entendre depuis des mois, des années, ceux auxquels je me refuse de penser depuis qu’Adan nous a quitté? « Enfin je crois que c'est comme tu le penses ou pas, enfin je sais pas, je veux dire je t'aime beaucoup, comme heu... Toi-même tu sais quoi, Tu comprends ? » Je l’écoute d’une oreille attentive, mais ne suis pas sûre de bien comprendre. « Par exemple, j'aimerais bien t'embrasser là tout de suite » s’empresse-t-il d’ajouter en passant une main sur sa tête, partiellement gêné. Restée silencieuse quelques minutes, je le détaille avec perplexité avant de lui adresser un énorme sourire. « Qu’est-ce que tu attends? » je lance avec malice. Visiblement surpris par ma réponse, il ne bouge pas d’un poil. « Dois-je en conclure que tu es le genre d’homme qui parle beaucoup, mais n’agit pas des masses? » J'adore le taquiner et c'est pour cette raison que je m'approche de lui et me contente d'effleurer ses lèvres. J'aurais tout aussi bien pu lui sauter au cou (d'ailleurs j'en meurs d'envie), mais je suis curieuse de voir s'il va se prendre au jeu.

Jamais je n’aurais pu imaginer que les choses finiraient de cette façon entre nous. Ce n’est déjà pas commun de se lier d’amitié avec son livreur de pizza, mais finir dans cette situation l’est encore moins. Disons que même si je l’ai toujours trouvé très séduisant, je n’ai jamais imaginé que notre relation puisse un jour dépasser le stade de l’amitié. En tout cas, pas jusqu’à cet été. Mais il a bien fallu que je me face une raison: Malik me manquait plus que quiconque et même si nous nous parlions par webcam, j’avais toujours une folle envie de l’embrasser. Maintenant que c’est fait? J’en voudrais encore. Que voulez-vous, je suis gourmande. Maintenant, j’espère qu’il est sincère et qu’il ne va pas jouer avec mes sentiments. En ce qui me concerne, ça devrait aller, après toutes les épreuves que j’ai traversé, je pense pouvoir essuyer un nouvel échec sentimental (même si ça fait toujours mal) - mais je sais que ma fille est très attachée à lui et je ne voudrais pas qu’elle souffre de la situation.

Il finit par lâcher mes lèvres et se rebiffe en m’assurant qu’il peut aussi faire preuve de spontanéité et agir. Sa remarque m’arrache un petit sourire et je passe mes bras autour de son cou, avant d’ajouter : « C’est bizarre, tu ne trouves pas? » Pour toute réponse, il arque un sourcil. « Je veux dire… quand on s’est rencontrés tous les deux, je ne pensais pas que les choses allaient prendre un tel tournant. Je suis contente qu’on soit ensemble, mais… » Je m’interromps quelques instants, anxieuse à l’idée de lui imposer quoi que ce soit. Après tout, il n’a peut-être pas envie d’une relation sérieuse. Ce n’est peut-être pas le bon moment. « Enfin, ensemble est un bien grand mot… » Je roule des yeux, peinant à trouver mes mots. « Mais autant mettre les choses au clair tout de suite. On s’est plus ou moins déclarer notre flamme alors, j’imagine qu’on est ensemble, non? C’est la suite logique des choses. » Ma voix se brise dans un petit rire et je détourne momentanément le regard, tout de même un peu embarrassée par la situation - un comble pour la « grande-gueule » que je suis. « En tout cas ça me plairait beaucoup, mais je ne veux pas te mettre la pression. » D’un autre côté et en tant que mère de famille, je ne peux pas me permettre de faire n’importe quoi. Même si c’est difficile, toutes mes décisions doivent être réfléchies.