La philippine avait toujours considéré Matthew comme ce qui se rapprochait le plus d’un meilleur ami avant que celui-ci ne devienne son mari, c’était ce qui expliquait pour quelle raison il lui était impossible de faire l’impasse sur lui ; ça et le fait qu’il soit le père de ses enfants. Depuis son installation à New York, Lula sentait que leur relation était plus ou moins ‘malsaine’ parce qu’elle ne ressemblait en rien aux autres stéréotypes de couples divorcés. Preuve en était ce pique-nique improvisé dans un parc de Greenwich Village et cette atmosphère détendue qui en aurait sûrement trompé plus d’un. On n’aurait su dire que pendant les trois premières années de leur divorce, ils avaient effectivement fait partie de ce même stéréotype. C’était sans compter sur la proximité géographique et la prise de conscience qu’elle avait entraîné chez la philippine lorsque Toyiah avait été enlevée par Nikolas. Nikolas… Le patriarche de sa bien aimée – ex - belle famille. Pour Lula, les Vryzakis étaient un paradoxe à eux tout seuls ; ils étaient à la fois le pilier du château de cartes qu’était sa vie et ceux qui avaient soufflé dessus à la première occasion. Malgré tout, la philippine se sentait incapable de tourner la page et de les abandonner parce qu’ils constituaient toujours sa famille de substitution, celle qui l’avait recueillie à bras ouverts lorsque ses parents étaient morts. Lula continuait donc de s’accrocher à eux comme une naufragée à sa bouée de sauvetage, résolue à en prendre soin comme ils l’avaient fait quelques années plus tôt. Et puis, elle ne perdait pas de vue que ses enfants étaient également le fruit de son amour inconsommable pour l’aîné de la fratrie. La récente affaire du corps repêché au large des Philippines – qui par chance n’était pas celui de Jenny – avait eu l’effet d’un véritable électrochoc pour Lula ; elle s’était remémorée la promesse faite le jour de son mariage à Jenny et c’est pourquoi elle prit aussitôt des nouvelles de Matthew. « Ca va, same old same... Je vois que tu as repris le dessin. ». La philippine comprit que son ex-mari n’avait pas l’intention de lui en dire plus que ça, mais ses traits tirés par la fatigue le trahissaient. Piquée au vif, la jeune femme jeta alors un coup d’œil au carnet qu'elle avait posé sur le côté, mais qui restait tout de même à portée de main au cas où l’inspiration lui reviendrait subitement. « Oh ! Oui… Ce ne sont que des gribouillages, rien d’extraordinaire. » dit-elle en haussant légèrement les épaules avant de boire une gorgée d’eau minérale pour se désaltérer. « Je me souviens comme tu as toujours aimé ça, je sais d'ailleurs plus trop pourquoi t'as arrêté, le temps, l'inspiration ? ». Un sourire se dessina brièvement sur son visage en se remémorant tous ces merveilleux instants passés à dessiner ; lorsqu’elle reproduisait un coucher de soleil philippin à la peinture à l’huile sur une jolie toile, lorsque - enroulée dans ses draps - elle dessinait le visage endormi de Matthew au petit matin, ou encore, lorsqu’elle avait réalisé une très belle fresque sur le mur de la chambre de son futur fils. Pourquoi avait-elle arrêté de dessiner ? Tout simplement parce qu’il n’y avait plus personne pour s'émerveiller devant ses peintures et l'encourager à continuer sur cette voie. La passion qu'elle nourrissait pour Matthew avait toujours été sa principale source d'inspiration, mais aujourd'hui, il n'en restait que des braises encore rougies qui n'attendaient qu'à être ravivées. L'inspiration était toujours présente, mais sans Matthew elle mettait parfois plus de temps à se manifester. « Il y a un peu des deux, oui. En tout cas, je retourne à mes premiers amours. » sourit-elle avant de reprendre. « Je n’ai jamais vraiment arrêté, disons juste que certaines périodes sont plus propices à l’inspiration que d’autres. Par exemple, ça fait trois ans que je planche sur un projet de livre pour enfants, il est terminé, mais il me manque un peu de courage pour démarcher les maisons d'édition... » avoua-t-elle, se sentant rougir de honte. C'était la première fois que Lula parlait de son livre à quelqu'un. Enfin, elle en avait déjà parler avec une actrice rencontrée un jour dans un café et qui s'était montrée assez emballée par ce projet. « Enfin, ce que je dessine là c’est un peu particulier : c'est une commande de Kina Vryzakis en personne. Elle m'a chargée de t’annoncer son mariage auquel nous sommes invités, d'ailleurs, au cas où tu te défilerais, elle a tout prévu : je te laisse deviner qui elle a choisi comme témoin et demoiselle d'honneur. » dit-elle en lui faisant ainsi comprendre qu’ils étaient les heureux élus en question, ce qui les obligeait à s’y rendre ensemble.

Curieusement, lorsqu’elle avait mentionné cette histoire de livre pour enfants, Lula s’était aussitôt mise à rougir et à se mordre la lèvre inférieure ; un tic qui n'apparaissait que lorsqu'elle était nerveuse ou peu sûre d'elle. En effet, la philippine n’avait jamais parlé à quiconque de ce projet qu’elle couvait depuis des années, sauf peut-être à une inconnue, mais Lula était une artiste assez pudique et avec un cruel manque de confiance en elle qui freinait indubitablement son ascension dans le monde des beaux-arts. La jeune femme avait toujours eu besoin de quelqu’un pour la tirer vers le haut et Matthew avait toujours été cette personne qui influençait sa prise de décision, alors inconsciemment, Lula avait abordé le sujet en espérant obtenir le soutien de son ex-mari. Mal à l’aise, elle enchaîna bien vite sur une nouvelle qui eut l’effet escompté sur l’esprit encore fatigué de Matthew ; non seulement celle-ci eut l’effet d’une bombe, mais en plus, son ex-mari ne releva même pas ce que Lula venait de lui avouer. « Ki-qui-quoi ? » bégaya-t-il maladroitement. Sa réaction amusa la philippine qui n’en attendait pas moins du frère de la future mariée et son sourire laissa aussitôt place à une moue compatissante. Elle se doutait que Matthew n’allait pas accueillir la nouvelle en sautant de joie, bien au contraire ! Bien que l’évènement en question était tout ce qu’il y avait de plus joyeux, il s’agissait également d’une énorme prise de conscience pour lui. Enfants, Matthew et Kina étaient très proches, mais les querelles familiales et leur travail respectif avaient eu raison de leur lien fraternel malgré l’égard qu’ils éprouvaient toujours l’un pour l’autre. « Kina se marie ? Témoin, de, quoi ? Mais pourquoi je suis pas au courant, j’ai rien reçu, pourquoi t’es au courant toi ?! Et puis se marier avec qui ?! ». Même si la situation n’était pas risible pour le trentenaire, Lula était incapable de ne pas sourire et encore moins de ne pas trouver Matthew totalement adorable dans son rôle de grand-frère protecteur ; elle avait presque l’impression de revenir quelques années en arrière lorsque Kina s’était mise à fréquenter des jeunes hommes de leur lycée. La philippine se donna alors un air désolé et tenta aussitôt de détendre l’atmosphère. « Excuses-moi, je n’ai jamais été très douée pour amorcer ce genre de conversation. Tiens, bois un coup, prend quelques minutes pour encaisser la nouvelle et je t’expliquerais. » dit-elle en lui donnant sa bouteille d’eau. Lula observa donc le comportement de Matthew et, lorsqu’elle le jugea enfin réceptif, lui tendit la photographie du couple qui respirait la joie et l’amour – un peu comme Matthew & Lula quelques années plus tôt – avant de se lancer dans une explication. « Je ne l’ai jamais rencontré, mais il s’appelle Julian, il est photographe et il a 29 ans. Kina & lui se fréquentent depuis plusieurs années, mais n’ont jamais officialisé leur relation à cause… eh bien, tu sais… à cause de la profession de Kina et de l’influence de Nikolas. Si je suis au courant, c’est parce qu’elle était de passage à New York il y a quelques jours et comme tu étais à Manille, elle est venue frapper à ma porte pour tout m’annoncer en bloc. » commença-t-elle avant de faire mine de réfléchir, essayant difficilement de suivre le fil de l’interrogatoire que Matthew lui faisait subir. « Si tu n'as pas reçu d'invitations, c’est parce qu’elles sont en cours de réalisation – dit-elle en montrant son carnet de croquis – et aussi parce qu’elle a mis un droit de véto sur nos faireparts… » commença-t-elle, sentant son visage s’empourprer tandis que le poids du regard de Matthew se faisait de plus en plus pesant. « Elle exige que je sois à ton bras ; tu connais ta sœur, elle a toujours été une entremetteuse… En tout cas, moi j’y serais, je ne raterais le mariage de ma meilleure amie pour rien au monde. » avoua-t-elle, reprenant les mots que Kina avait prononcé au téléphone lorsque Matthew et Lulani avaient annoncé leur mariage à venir.

Connaissant Matthew depuis sa plus tendre enfance, la philippine ne s’attendait pas à le voir sauter de joie en apprenant le mariage de cette sœur avec qui il fut autrefois si complice ; il était évident que Nikolas avait su diviser pour mieux régner ensuite. Lula n’aurait su dire avec certitude à quand remontait la dernière réunion de famille entre les Vryzakis – dont elle avait autrefois porté le nom – et trouvait cela particulièrement regrettable. Bien que le père soit pourri jusqu’à la moelle, les quatre autres, dont un à mi-temps, avaient des intentions louables contrairement au patriarche de leur famille. Malgré la rancune que Lula avait développée pour l’oncle et le kidnappeur de Toyiah, elle ne cessait de se dire qu’aux yeux de Nikolas, Francis avait été un pion avant d’être un fils. D'ailleurs l'avait-il seulement été un jour ? « I don’t buy it. L’amour fou, le mariage de rêve… » maugréa-t-il, faisant ainsi fuir les enfants. Lula fronça aussitôt les sourcils et les observa s’éloigner en bénissant la présence de Snowball dans leur vie car c’était dans ces moments-là qu’elle aimait les savoir occupés à jouer avec le labrador au pelage blanc. Une fois qu’elle les jugea hors de portée de voix, la philippine s’intéressa de nouveau à son ex-mari en se donnant cette fois-ci un air sérieux. « Matthew ! » le sermonna-t-elle, outrée par la réaction de Matthew envers l’annonce d’un évènement heureux que la famille Vryzakis n’avait plus connu depuis plus de 7 ans avec la naissance de Mason. Sa réaction l’avait totalement désarçonné ; Lula ne savait pas s’il parlait uniquement de la relation qu’entretenait Kina avec Julian ou que sa pensée était plus globale et qu’il avait lui-même renoncé à l’amour. Certes, ils étaient divorcés, mais leur vie de couple avait été épique et enviée de tous ceux qui avaient suivi leur évolution depuis le lycée. Malgré les tensions qu’ils subsistaient toujours entre eux, Lula était convaincue qu’elle ne connaîtrait plus jamais une histoire d’amour comme la leur et, quelque part, c’était l’une des raisons qui l’empêchait de passer à autre chose. « Ce mec, c’est Julian Don Fabretto. Et le pire c’est que… en fait, je saurais pas dire si elle est avec lui pour ses affaires illégales ou pour quelque chose de plus vrai… Je sais pas ce qu’elle prépare, Lula, mais ça ne me plaît vraiment pas… » souffla-t-il, le regard perdu sur la photo qu’il tenait encore à la main et qu’il semblait analyser comme s’il cherchait effectivement la réponse à son interrogation. Bien évidemment, Lula se montra à la fois surprise et choquée par l’aveu de l’américano-grec et secoua la tête de gauche à droite, excédée. « Bien sûr... » lâcha-t-elle, blasée. La philippine laissa échapper un soupir lourd de sens, s’empara de son carnet à croquis dont elle observa la couverture un long moment et, sans plus d’hésitation, le lança sans ménagement dans la poubelle située à proximité de leur table. Le fait d’apprendre que Kina allait probablement se marier avec un homme aux antécédents assez alarmants pour que son nom inquiète Matthew l’avait dégoûté au point que son inspiration s’était envolée une fois de plus, car Lula dessinait avec le cœur et ses convictions étaient de nouveau mises à mal. Les sourcils toujours froncés, on pouvait aisément voir que la philippine était énervée et frustrée par tous ces obstacles qui dressaient sur la route, les empêchant d’être pleinement heureux même s’ils vivaient leur vie chacun de leur côté depuis des années. « C’est pas croyable… – marmonna-t-elle – Naïve comme je suis, j’ai pensé que – pour une fois – on pourrait entretenir une conversation sans parler de mafia, de CIA ou que sais-je encore, qu'on pourrait se réjouir à l'idée de fêter un heureux évènement sans avoir à se méfier les uns des autres… » souffla-t-elle. « Je ne sais pas quelles sont les intentions de ta sœur, je sais juste que je l’ai trouvé épanouie donc soit elle ne sait rien, soit c’est une très bonne actrice. Pour ma part, il est hors de question que je l’abandonne le jour de son mariage. » acheva-t-elle, espérant ne pas avoir à argumenter avec Matthew. Certes, Lula n’avait plus autant envie de s’impliquer dans l’organisation d’un mariage possiblement factice, mais elle tenait tout de même à faire partie des « renforts » et ce même si son rôle serait minime dans toute cette sombre affaire.

Lula n’aimait pas vraiment la tournure que prenait leur conversation ; ils étaient parties d’un sujet ‘joyeux’ à une angoisse assez palpable qui lui était insoutenable. Depuis qu’elle était venue s’installer à New York – et même avant, sans qu’elle ne s’en aperçoive – une cible était dessinée sur sa tête ainsi que celle de ses enfants. Maintenant qu’ils en avaient parfaitement conscience, la méfiance et la peur faisaient partie du lot quotidien de la famille Kaleko-Vryzakis. Lula faisait de son mieux pour faire bonne figure afin de ne pas trop inquiéter ses enfants ou de les priver d’une enfance dont elle avait si peu profité, mais ajoutez à cela ses soucis financiers et vous obtenez un cocktail détonnant ! La philippine était constamment branchée sur le 220V et cela ne faisait que la rendre plus hargneuse que la version originale... « Mais je dis juste que ça pourrait être dangereux. » répliqua Matthew, comme s’il cherchait à se défendre. Effectivement, la réactivité de la jeune femme avait laissé plein de sous-entendus et elle ne put s’empêcher d’en rajouter une couche : « Et moi je dis juste que ça ne devrait pas l’être ! ». La philippine en avait assez. Elle en avait marre de regarder sans cesse par-dessus son épaule et celles de ses enfants, de devoir sans cesse se méfier de son entourage et d’avoir peur de vivre au jour le jour ; au moins, Snowball incitait toute la petite famille à sortir un peu de leur appartement comme c’était le cas aujourd’hui. « Bien. Comme tu veux. » répondit finalement l’espion. Lulani fut surprise de ne pas le voir insister plus que cela, sans doute avait-il compris que toute tentative pour la faire changer d’avis était perdue d’avance, et pour cause, la jeune femme avait déjà en tête toute une liste de raisons pour lesquelles il était hors de question qu’elle rate le mariage de sa meilleure amie. Ravie de ne pas avoir à argumenter, elle acquiesça simplement d’un signe de tête en guise de reconnaissance. « On y va, mais les enfants restent ici. ». Bien entendu, il y avait une condition. La philippine aurait dû la voir venir et pourtant, elle ouvrit la bouche et la referma aussitôt, complètement prise au dépourvu. Pour le coup, son ex-mari lui avait cloué le bec et cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas eu cette emprise sur elle, mais Lula reconnaissait volontiers qu’il avait totalement raison sur ce point. Bien qu’une partie d’elle fût désolée de priver ses enfants du mariage de leur tante, son instinct maternel l’avait aussitôt rappelé à l’ordre. Elle ne voulait en aucun cas imposé à Toyiah la présence de son oncle qui l'avait enlevée sans scrupule et séquestrée pour mieux manipuler son frère. « … Deal. » conclut-elle en esquissant un petit sourire de reconnaissance lorsqu'il lui rendit son carnet à croquis sur lequel elle n'avait plus l'intention de dessiner de toute façon. Elle croqua alors dans son sandwich et un ange passa. Le calme venait de s’abattre sur les ex-époux, seulement troublé par les rires de leurs enfants et le jappement de l’adorable Golden Retriever. Lula continua de grignoter tranquillement son sandwich lorsque, n’y tenant plus, elle se décida enfin à rompre le silence pour s’excuser à sa manière de l’avoir ainsi mis au pied du mur. « Tu sais, ce n’était pas un reproche, Matthew… Je ne pourrais jamais t’en vouloir de t’inquiéter pour les autres, c’est cette sécurité que tu m'as apporté qui m’a séduite à l’époque, et puis, je me sens aussi concernée que toi par tout ce qui se passe chez les Vryzakis... Seulement j’ai vraiment l’impression qu’on passe notre temps à se méfier de tout et au-delà du fait que ça ne soit pas un environnement sain pour nos enfants, nous n’avons plus de conversations normales. » commença-t-elle avant de tourner la tête dans en direction de Toyiah, Mason et Snowball, ne pouvant s’empêcher de sourire avec fierté et tendresse avant que celui-ci ne s'efface tristement. « Je veux dire : regarde-les ! Ils en viennent à te téléphoner en douce comme si j’allais leur interdire de te voir en dépit du fait que je me sois installée ici pour que vous soyez plus proches, ils se mettent constamment à l’écart lorsqu'on discute... Toyiah et Mason sont tellement habitués à nous voir nous disputer que l’autre jour, après que tu sois partie sans leur dire au revoir, ils me l’ont reprochés ; le pire, c’est que j’ai le sentiment qu’ils m’en veulent toujours et c'est désarmant ! Je sais que ma rancœur y est pour beaucoup, mais je n'arriverais même pas à situer notre dernière conversation sérieuses les concernant, ces discussions que tous parents devraient avoir qu'ils soient divorcés ou non... Je sens qu'il y a de nouveau un fossé entre nous alors pour que les choses soient claires ; je ne te déteste pas, Matt. » avoua-t-elle, débarrassée d'une infime partie du poids qu'elle portait sur ses épaules.

Lulani espérait que Matthew entendrait son signal d’alarme et y mettrait un peu du sien. Ce n’était pour elle, mais bien pour ses enfants que la jeune femme le faisait parce qu’elle ne supportait pas de les voir aussi inquiet pour leur paternel lorsqu’il n’était pas là ou de les voir aussi triste à chaque départ. La philippine gardait notamment en tête l’expression de leur visage désolé le jour de l’anniversaire de Mason et cette manière qu’ils avaient eu de l’accuser d’un simple regard. C’était bien la première fois qu’elle captait cette déception dans les yeux de ses enfants et la jeune femme s’en était trouvée profondément blessée. « D’accord. Si tu veux qu’on parle des enfants, on parle des enfants. ». Lulani arqua un sourcil interrogateur ; elle ne s’attendait pas à ce qu’il amène le sujet sur le tapis aussi mécaniquement à la manière d’un bachelier le jour de son examen oral. « C'est pas comme si ça m'intéressait pas, au contraire. Je rêverais de pouvoir parler de leur école, de leur prochain rendez-vous chez le dentiste, de ce gamin qui colle Toyiah, mais t'as fermé les portes, Lula... Tu m'as éloigné, et effectivement, c'est Mason qui a dû m'appeler parce que sinon, t'aurais pas pensé à m'autoriser de nouveau à te voir. C'est comme ça que ça marche Lula, depuis des années, et j'ai jamais voulu que ça se passe comme ça. Si on finit par ne parler que de ces sales affaires, c'est parce que c'est tout ce qui me reste. Enfin, j'ai sûrement dû bien le chercher, hein. » lâcha-t-il avant de quitter la table pour rejoindre leurs enfants. De son côté, Lula restait sans voix. Blessée dans son égo, elle n’arrivait pas à avaler le morceau de pain coincé dans sa gorge, nouée par un tourbillon d’émotions aussi fortes que dévastatrices. Comment osait-il la blâmer pour une chose dont il était majoritairement responsable ? Bon d’accord, Lulani n’avait pas toujours été une sainte cependant, c’était lui qui l’avait trompé, lui qui s’était enrôlé dans la CIA sans même en informer son épouse, lui qui s’était envolé pour les Etats-Unis sans chercher à se battre pour les récupérer, lui qui avait couché avec leur amie d’enfance, lui qui – elle le savait - se morfondait dans le travail à ne plus en relever la tête afin de ne plus penser à tout ça, lui qui avait acheté un iPad à son jeune fils et adopté un chiot – dont elle s’occupait – uniquement pour avoir bonne conscience ou pour maintenir sa côte de popularité et enfin, lui qui fuyait à l’instant pour ne pas avoir à discuter avec elle. Alors oui, il l’avait cherché. Lula avait effectivement marqué une certaine distance entre eux et elle l’avait souligné en précisant que sa rancœur y était pour beaucoup dans leur relation actuelle, mais, aujourd’hui, elle l’avait invité à pique-niquer avec leurs enfants dans ce parc de Greenwich Village et son ex-mari semblait avoir saisi le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait pour le lui renvoyer en pleine figure. La philippine avait fermé les portes, certes, mais il ne s’était pas battu pour récupérer cette place qui, à l’entendre, lui manquait beaucoup. Il n’avait pas l’intention de discuter ? Parfait ! Elle ne discuterait plus non plus, n’entamerait que les sujets importants et, tout comme lui, se contenterait d’opiner du chef sans émettre d’objections pour ne pas faire de vagues. Lula avait envisagé d’aborder avec lui ses soucis avec l’immigration, mais comptait bien se débrouiller seule, comme elle l’avait fait durant des années ; après tout, elle avait toujours été une jeune femme indépendante, pourquoi cela changerait ? La philippine aurait dû garder le masque de froideur qu’elle portait à ses débuts, lorsqu’elle était venue s’installer à New York… Il la disait fermée ? Eh bien, il venait d’en faire une vraie coquille. Désormais, tout était aussi clair que de l’eau de roche : elle en avait fini de se battre pour deux, de se sacrifier pour ses enfants au point d’en oublier ses besoins et d’attendre bêtement que Matthew réagisse. Ils l’avaient tous eu à l’usure : elle en avait marre de brasser de l'air et de ne récolter que du vent. Sentant sa rage monter d’un cran et ne voulant pas que ses enfants en soient témoins, Lula profita du fait qu’ils aient tous le dos tourné pour fuir le lieu où ils se trouvaient et s’engouffrer dans un endroit où elle se sentirait bien. C’est finalement dans la papeterie d'en face qu’elle trouva refuge. Il voulait passer plus de temps avec leurs enfants ? C’était l’occasion rêvée. Quant au fait de partir sans prévenir, c’était à son tour d’user de son joker. Lula savait ses enfants en sécurité et n’avait plus de comptes à lui rendre : c’était une façon de marquer son indépendance retrouvée, de sortir de ce cercle vicieux que la peur avait provoqué chez elle depuis l’enlèvement de Toyiah.