J’avais toujours eu du mal à comprendre l’intérêt des conférences. Surtout que là, ce n’était même pas sur la chirurgie – qui était tout de même notre domaine ! – mais sur la médecine en général. Je sentais que j’allais bien m’ennuyer pendant deux heures en tout cas. Peut-être que je pourrais m’installer à côté d’Elijah … enfin le docteur Fitzgerald. Au moins, le temps passerait plus rapidement non ? Enfin je n’étais pas vraiment sûre que ce soit une bonne idée en fait. Allez, huit étages à monter. Ils auraient au moins pu faire cela au rez-de-chaussée, mais non, les salles de conférences se trouvaient au dernier étage. Je regardais les ascenseurs d’une petite moue. Peut-être que … Oui non, mauvaise idée, pensais-je en ayant un flash de lorsque je m’étais retrouvée enfermée dans un ascenseur de la gare pendant deux jours. Allez, un peu de sport ne pourrait pas me faire de mal de toute façon. Surtout que je n’en faisais plus vraiment. Avant, je faisais un jogging deux fois par jour avec Nemo, mais autant dire que ce temps était malheureusement révolu. J’avais déjà de la chance si je pouvais courir tous les soirs. Donc oui, arrêter de prendre l’ascenseur était une assez bonne idée finalement. J’avais beau avoir pris ma retraite du monde du mannequinat, ce n’était pas une raison pour me laisser aller. Déjà que je me mettais à manger mal et n’importe quand – en même temps, quand on assiste à une opération de plus de huit heures, c’est un peu compliqué de prendre son déjeuner à heure fixe – si j’arrêtais le sport, j’étais fichue. C’est pour cette raison que je me retrouvais à monter les escaliers en trottinant – tant qu’à faire – avant de rejoindre le dernier étage sans être trop essoufflée, heureusement – apparemment, je n’avais pas tout perdu de mon endurance, et c’était tant mieux. Tentant de chercher des visages familiers dans la foule qui commençait à arriver, je me dirigeais vers le bar où je me prenais un verre de jus d’orange. Oui, j’allais probablement passer les deux prochaines heures à m’ennuyer.

Finalement, cette histoire d’ascenseur n’était pas une si mauvaise chose que cela. Je n’avais pas pu faire de sport depuis un bon moment, et j’avais oublié à quel point cela pouvait me faire du bien. Et donc malgré la perspective de bien m’ennuyer pendant deux heures à cette conférence, je me sentais plutôt euphorique. Et puis, s’il y avait une urgence, j’espérais que l’on m’appellerait. Tiens, peut-être que juste pour cette raison, je pourrais m’installer à côté du docteur Fitzgerald. J’aurais une assez bonne excuse après tout. Il savait que j’étais une accro à la chirurgie, et que plus je passais de temps en salle d’opération, mieux je me sentais. Enfin, quand l’opération se passait bien, bien sûr. Sinon … Et bien je préférais tout simplement ne plus y penser – ce qui, avouons-le, était plutôt difficile avec ma mémoire qui aimait me jouer de mauvais tours. Mon psychiatre disait qu’il fallait justement que je parle et que je ne garde pas pour moi mon ressenti. Mais parler signifiait y penser. Et y penser signifiait revoir la scène défiler devant mes yeux. Donc le déni était finalement une bonne façon de me préserver, non ? Je faisais à peu près la même chose avec Joshua d’ailleurs. Je ne lui avais toujours pas posé mon ultimatum – ayant bien trop peur de la réponse j’imagine – et faisais comme si rien ne s’était passé, tentant de refreiner la peur que je ressentais lorsque je rentrais à la maison. Quand je rentrais à la maison bien sûr. Parce que finalement, cela n’avait pas changé grand chose entre nous, puisque je continuais à passer la majorité de mon temps à l’hôpital, voire à y passer mes nuits. Bien sûr, cela n’arrangeait strictement rien à notre situation de couple, mais bon, au moins, je n’avais pas à penser à tous mes problèmes personnels. Je levais mon verre de jus d’orange à la bouche, avant de m’adresser à un jeune homme qui se trouvait juste à côté de moi, au bar. « C’est pénible non ? Pourquoi nous imposer une conférence, alors qu’on pourrait sauver des vies au rez-de-chaussée ? »  

Alors que je m’avançais vers le bar, j’essayais de chercher des yeux le docteur Fitzgerald. Je savais que je ne devrais pas. Surtout que j’avais déjà bien assez de problèmes de couple comme ça, pour ne pas en rajouter à discuter avec mon supérieur hiérarchique. Que penserait Joshua s’il me voyait en train de chercher un autre homme, dans le but de m’installer à côté de lui pendant la conférence. Bon, c’était principalement pour qu’il m’emmène avec lui en opération si son biper sonnait pendant la conférence. Après tout, il aurait besoin d’un interne, et si j’étais installée à côté de lui, il prendrait celle qui était le plus proche de lui : c’est-à-dire moi. Ce n’était rien de plus que cela. Ou peut-être m’endormir sur son épaule si je m’ennuyais ? Oui non, n’importe quoi ! C’était simplement pour qu’il me demande de le suivre en chirurgie s’il y avait un problème en pédiatrie ! Juste pour ça, rien d’autre ! Je levais encore un peu la tête pour voir au travers de la foule, mais non, je ne le voyais nul part. Je savais qu’il n’était pas en chirurgie, puisque j’avais regardé le tableau des opérations avant de monter. Peut-être qu’il faisait le tour de ses petits patients pour s’assurer que tout allait bien, avant de nous rejoindre pour la conférence ? Oui, peut-être que c’était ça. Ça ne servait donc à rien de le chercher. Et c’est pour cela qu’en me servant un verre de jus d’orange, je m’adressais à l’homme qui se trouvait à mes côtés. « Oh, vous êtes professeur ? » lui demandais-je dans un petit sourire. L’université ne me manquait pas vraiment en fait. Bien sûr, c’était la période où on avait arrêté de me traiter de monstre par rapport à ma mémoire, mais bon, la jalousie d’étudiants en médecine n’était pas réellement mieux que l’incompréhension – et donc la peur. « Dolce Preston. C’est ma dernière année d’internat en chirurgie. »

Peut-être que je pourrais biper le docteur Fitzgerald ? Comme ça, je saurais où il se trouve. Bon, il fallait que j’arrête, ça en devenait une obsession ma parole. Il était probablement en chirurgie, et je n’allais pas le déranger juste parce que je voulais m’installer à côté de lui lors de la conférence. Bon, cela ne m’empêchait pas de scruter la foule pour autant, en vain. Mais tout de même, il ne fallait pas que je le dérange pour si peu. Et puis, il avait été bien assez gentil avec moi à propos de mon histoire avec Joshua, je n’allais pas encore l’enquiquiner. Oh. Et s’il ne venait pas, tout simplement parce qu’il ne voulait plus se retrouver en ma présence ? Peut-être que j’étais descendue dans son estime, en pleurant comme ça, devant lui ? J’espérais que non. Et puis, c’était lui qui m’avait poussée à parler, non ? Si j’étais descendue dans son estime en pleurant devant lui, il aurait fait marche arrière et ne m’aurait pas demandé ce qui se passait. Il ne m’aurait pas écoutée. Il ne m’aurait pas consolée. Bref, il serait simplement parti, et n’aurait pas insisté pour que je me confie à lui. Cela m’avait fait beaucoup de bien de lui parler, d’ailleurs. Mais bon, ce n’était pas la peine d’y penser plus que nécessaire. Surtout que j’étais en pleine conversation, devant le bar, mon jus d’orange à la main. « Enchantée. » lançais-je dans un sourire, avant de reprendre. « Un année sabbatique ? Cela ne vous manque pas ? Je n’en serais pas capable. Déjà, rien que la nouvelle réglementation, nous forçant à ne faire que 80 heures par semaine me frustre, donc si je ne pouvais pas travailler pendant une année, je deviendrais folle je pense. » répondais-je, nerveusement, avant de secouer doucement la tête. Qu’est-ce que j’avais à parler comme ça, à des inconnus ? C’était quoi mon problème exactement ? Je regardais de nouveau à travers la foule, sans résultat. Et mon interlocuteur remarqua que je cherchais quelqu’un apparemment, puisqu’il m’en fit la réflexion.  « Oh, j’essaie de voir si mon titulaire est arrivé. Mais apparemment non. »

Je ne savais vraiment pas comment le professeur pouvait réussir à faire une année sabbatique. C’était réellement quelque chose qui me semblait inconcevable. J’avais besoin de travailler. Littéralement. Je savais que je ne supporterais pas de ne pas le faire. Le simple fait que nous ayons un quota de quatre vingt heures par semaine me frustrait déjà, qu’est-ce que ce serait si ce quota passait à zéro ? « Même pour fonder une famille. Après c’est peut-être parce que mes parents sont avocats et que j’ai été habituée dès mon enfance à voir mes parents travailler jusqu’à tard le soir. Mais je ne me vois pas mettre ma carrière entre parenthèse pour mes futurs enfants. La chirurgie, c’est ma passion. Et je pense que mes enfants seront plus heureux en voyant leur mère heureuse de pratiquer sa passion, plutôt que déprimée parce qu’elle ne peut pas le faire. » répondais-je dans un haussement d’épaules. Encore une fois, je parlais avec un total inconnu qui pourrait parfaitement être un gros pervers. A croire que me faire agresser il y a quelque mois ne m’avait pas suffit. Je voyais déjà la réaction de Bridget, ma meilleure amie, si elle me voyait à ce moment-là. C’est d’ailleurs pour cela que je tentais de me reconcentrer sur la foule, à la recherche de mon titulaire. « Oui, surtout lui. C’est le meilleure chirurgie pédiatrique. Donc forcément, tout le monde le demande. » répondais-je dans un petit sourire, avant de remettre une mèche invisible derrière mon oreille. Mais je disais la vérité. C’était réellement le meilleur. Et opérer avec lui c’était … tout bonnement indescriptible. Nous n’avions même plus besoin de nous parler en opérant maintenant, connaissant les gestes de l’autre parfaitement. Mais c’était bien, réellement bien.

Oui, ma passion était réellement la chirurgie. Lorsque j’avais commencé à faire des études de chirurgie, c’était surtout un peu au hasard. J’avais ma mémoire photographique et retenais tout ce que je lisais et j’avais envie de faire quelque chose de bien avec ça. Parce que le mannequinat, c’était bien sympa, mais je trouvais dommage d’utiliser ma mémoire pour retenir des pas à faire dans des défilés ou des poses à faire lors de shooting photos. J’aurais pu me lancer dans le droit, comme mes parents, mais cela ne m’intéressait pas vraiment. Et la médecine m’avait semblé être un bon choix. Quoi de mieux qu’utiliser ma mémoire pour sauver des vies, non ? Mais jamais je n’aurais cru que j’aimerais autant la chirurgie. Et encore moins que celle-ci deviendrait ma véritable passion, au point que je venais à en être en manque lorsque j’avais atteint mon quota d’heures. Mais apparemment, ce n’était pas la même chose pour le professeur, qui faisait carrément une année sabbatique. « Oui, en effet. Mais comme je l’ai dit, ça doit me venir de mes parents, qui sont pareil. » expliquais-je dans un haussement d’épaule. « Et pour les enfants … Je sais pas. J’ai des titulaires qui ont des enfants, et j’imagine qu’ils pensent comme moi, vu qu’ils sont très souvent à l’hôpital. » répondais-je en faisant référence à mon chef de chirurgie. Et même au docteur Fitzgerald d’ailleurs. Bon, leurs filles étaient adolescentes aussi, donc je ne savais pas ce qu’il en avait été lorsqu’elles étaient plus jeunes. Je lâchais un soupir à sa réponse. J’aurais vraiment aimé que le docteur Fitzgerald soit là, et c’était d’ailleurs pour cela que je continuais à scruter la foule, en vain. « Oui, il doit être en chirurgie je pense. J’espère quand même qu’il n’en aura pas pour très longtemps. » annonçais-je dans un soupir, avant de reprendre, trouvant que ma réponse pouvait être mal vue. « Par rapport à l’enfant en question bien sûr. Plus l’opération dure longtemps, plus cela veut dire que c’est sérieux. Et donc moins l’enfant a de chances de s’en sortir. »

J’en étais venue à parler d’éducation des enfants avec un parfait inconnu. Enfin, ce n’était pas vraiment quelque chose qui m’était inhabituel. J’avais toujours parlé de tout et de n’importe quoi avec de parfaits inconnus. Ce qui m’avait d’ailleurs valu quelques … embrouilles on va dire. Un homme avait fini par être obsédé par moi et me suivre toute la journée. Et un soir, il m’avait agressée. Mais bon, rien ne s’était passé, heureusement, quelqu’un était intervenu – et oui, je m’étais mise ensuite à parler à ce quelqu’un, tout autant inconnu. Apparemment, j’avais toujours du mal à respecter le conseil de mes parents « ne parle pas avec des inconnus ». Mais en même temps, j’étais bien un peu obligée de parler aux patients non ? S’ils voulaient penser à autre chose, se changer les idées, … c’était la meilleure chose à faire. Mais l’homme avec qui je parlais tout simplement de l’éducation future de mes enfants, n’était pas un patient, je revenais donc au point de départ : j’étais en train de parler de choses plutôt intimes avec un parfait inconnu. « Oui, j’imagine que je verrais lorsque j’aurais des enfants. J’ai le temps encore. » lui répondais-je en haussant les épaules. Je n’avais que vingt-quatre ans, j’étais de toute façon bien trop jeune pour avoir des enfants. Surtout pendant cette période de ma vie. J’étais encore interne, même si je deviendrais résidente à la fin de l’année, mon temps libre resterait tout de même … plutôt inexistant. Donc pour les enfants, ce ne sera probablement pas avant que je sois titulaire. Là je pourrais trouver un bon compromis entre mon travail et ma famille. Ce qui me faisait d’ailleurs me questionner sur la spécialité pédiatrique. Est-ce que, vraiment, je pourrais être chirurgienne pédiatrique, tout en ayant des enfants ? Bien sûr, de nombreux chirurgiens pédiatriques en avaient, mais est-ce que je ne deviendrais pas parano ?« Tant mieux. » acquiesçais-je. Je n’aurais pas voulu qu’il s’imagine autre chose.

Parler avec des inconnus était réellement devenu une habitude. Ou en tout cas, c’était l’impression que j’en avais. Je ne savais vraiment pas pourquoi j’accordais aussi rapidement ma confiance, alors que cette dernière m’avait apporté pas mal de soucis. Après tout, je m’étais bien faite agressée par un homme qui avait fini obsédé par ma personne, simplement parce que je lui avais parlé longuement de ma vie. A croire que je commettais encore et toujours les mêmes erreurs. Et si parler de sa propre vie à un patient pouvait être compréhensible – après tout, cela leur changeait les idées, et ce n’était donc pas plus mal – parler un à un illustre inconnu n’était jamais une bonne chose. Mais bon, tant que je ne disais pas où j’habitais, ce n’était pas bien grave j’imagine. Et puis, nous ne faisions que parler de notre opinion sur les enfants. Je ne savais même pas si j’en voulais, donc en parler n’était pas vraiment … intime, non ? « Tant pis, ce n’est pas si grave que ça ? » répétais-je dans un petit rire. « Je ne sais vraiment pas si je veux avoir des enfants plus tard … C’est quelque chose que … Enfin je ne sais pas, mais j’ai envie de devenir chirurgien pédiatrique et je me dis que si j’avais des enfants … Enfin je vois des enfants tomber malade, ne pas guérir, mourir … Comment avoir des enfants quand on sait à quel point la vie peut être difficile pour eux ? Est-ce que ce n’est pas égoïste de vouloir imposer ça à un enfant, simplement parce qu’on en a envie ? » continuais-je avant de passer ma main dans mes cheveux et de remettre une mèche en place. Voilà que je philosophais avec un inconnu maintenant. Mais je me disais que si j’avais un enfant, je risquerais de l’emmener à l’hôpital au simple rhume qu’il développerait.

Peut-être que c’était parce que j’étais encore jeune. Ou parce que j’étais toujours avec le même petit ami depuis que j’étais au lycée. Ou parce que les choses n’allaient pas bien entre nous. Mais en tout cas, je n’avais aucune envie d’enfant. Pas parce que je pensais que je devrais mettre ma carrière entre parenthèses et que je n’en avais pas envie. Après tout, mes parents avaient toujours travaillé, et j’avais vraiment pas eu une enfance malheureuse, bien au contraire. Mais passer autant de temps dans le service pédiatrique me faisait voir des enfants malades, encore et encore. Je ne voyais que ça. Des enfants affaiblis, et des parents au bord du désespoir en les voyant ainsi. Autant dire que cela faisait plus que peur. Et si j’avais un enfant et que je le perdais rapidement ? Ou pire … Et si j’avais un enfant, et que je le perdais après qu’il ait eu une longue maladie, l’ayant affaibli au possible ? Et si je devais rester près de lui en le regardant souffrir, avant de le regarder mourir à petit feu ? Je secouais doucement la tête. Non, cela ne me faisait vraiment pas envie. Et apparemment, l’homme se trouvant à mes côtés, près du bar, pensait que j’étais une extraterrestre, vu comment il me regardait. « Et voir le désespoir des parents alors qu’on leur annonce que leur enfant est mort ? Qu’on a fait tout ce qu’on a pu, mais que cela n’a pas suffit ? Et s’attacher à un enfant pour devoir ensuite lui tenir la main et l’accompagner jusqu’à son dernier souffle ? Lui tenir la main et lui dire « qu’il peut partir maintenant, que maman l’autorise à partir » ? Oui les enfants sont forts et se battent. D’ailleurs, lors d’un transfert d’organe, ils ont bien moins de risques d’un rejet qu’un adulte. Sauf que pour qu’un enfant ait un nouvel organe, il faut qu’un autre enfant meure. J’ai vu une mère prier Dieu pour qu’un enfant compatible meure, pour que son fils puisse vivre. Je l’ai vu de mes propres yeux. Et non, je n’ai pas envie d’en venir au point de devoir prier pour qu’un autre enfant meure. »