« Bon moi j’y vais, je vous laisse entre nazes. »

Phoenix Berkley finit sa bière, enfila sa veste et se leva d’un bond. Il était huit heures du soir et il s’apprêtait à rentrer chez lui.

« Hey mec, c’est que vingt heures, tu nous fais quoi là ? »

Rares étaient les soirs où il rentrait chez lui si tôt. Surtout qu’à cette heure si, la soirée n’avait pas réellement commencé : ils en étaient seulement au stade des parties de billard et de la bière, et le meilleur restait à venir. Généralement, tous se rendaient sur Times Square, et s’en suivaient des heures où les cocktails fortement alcoolisés remplaçaient les bières et les parties de billard laissaient place à des paris tous plus fous les uns que les autres. C’était leur truc. Et il y avait une espèce de compétition entre eux. C’était à celui qui réussissait le plus grand nombre de défis. Pour l’instant, Phoenix était le « champion » incontesté. Il était sans limites, n’avait jamais peur de rien. Sa phrase fétiche ? Le ridicule ne tue pas. Il a même été jusqu’à courir entièrement nu dans Soho un soir d’hiver, et avait passé la nuit poste. Cela imposait le respect à ses camarades de jeux qui avouaient volontiers que Phoenix était un adversaire redoutable, mais indispensable. Il était de toutes les soirées, et souvent, c’était le dernier encore debout. Imaginez donc leur surprise quand ils l’entendirent dire qu’il partait alors que la soirée n’avait même pas commencé.
Phoenix sortit du bar, sans répondre. Il ne faisait pas tout à fait nuit et la rue était pleine de monde. Un de ses amis le suivit dehors, et l’attrapa par le bras, décidément pas prêt à le laisser partir comme ça.

« Allez déconne pas. Reste encore un peu, la soirée ne fait que commencer. »
« Je vais aller courir. »
« Quoi ? »
« Ouais, j’ai des kilos à perdre, tu vois pas, je suis tout boudiné dans ma chemise. »
« T’es con tu sais ?
« Ouais. Tu me lâches maintenant ? »
« T’as rendez-vous avec une fille c’est ça ? »
« Une fille ? Là c’est toi qu’est con. »

Phoenix se dégagea de l’emprise de son camarade et fila à son appart’ à Staten Island. Bon c’était assez loin de là où il se trouvait et surtout assez loin de Central Park, mais il n’allait pas courir en jean et chemise blanche sérieux. Tout joggeur qui se respecte porte un jogging et est muni d’un baladeur. Il arriva à Central Park vers vingt et une heure. Il n’y avait plus trop de monde et il ne faisait ni trop chaud ni trop froid. Parfait. Courir était son activité sportive favorite : cela lui permettait de garder la forme tout en décompressant. Il courait tous les jours au moins une heure et avait même prévu de participer au Marathon de New York, et accessoirement, de terminer premier. Un rêve parmi tant d’autre. Son autre lubie du moment, c’était d’avoir son propre bar. Son endroit a lui. Mais c’était encore autre chose.

Il courait depuis vingt bonnes minutes et était perdu dans ses pensées quand il cru reconnaitre quelqu'un. C'était une femme, la vingtaine. Elle avait les cheveux châtains clairs, assez long. Il n'arrêtait pas de la fixer tout en courant. Et c'est en arrivant à sa hauteur qu'il la reconnut. Cette fille, il l'avait rencontré il y a quelques années alors qu'il vivait toujours en Nouvelle Zélande. Elle n'était là bas que pour une semaine et était sortis ensemble, en quelque sorte. Jamais il n'aurait pensé la revoir. Elle ne l'avait pas encore remarqué. Il s'approcha donc d'elle, un demi sourire s'affichant sur ses lèvres.

« Paula Jean Bradshaw. »

Le soleil se couchait sur la plage néo-zélandaise, caressant une dernière fois les peaux des deux amants, réunis en cet instant dans une ultime étreinte. Demain, tout prendrait fin, l’un se retirerait, l’autre continuerait son chemin, et les souvenirs amassés seront alors cadenassés ; verrouillée, la boîte au passé, on ensevelirait ces instants sous la pierre qui s’effrite et se change en sable, jusqu’à ce que la vivacité du vécu s’estompe, s’efface, pour ne plus jamais être stimulé. D’un bout à l’autre de la planète, leurs pensées seront confrontées aux parois, à la méprisante distance, et tout restera tel quel, transformant le réel en rêve, vous faisant douter de votre mémoire.

- Je sors ! Tu es là ce soir ?
- Oui, soirée entre filles ?
- Ca fait longtemps.
- Ouh, jogging, queue de cheval, baskets… Tu reprends du poil de la bête dis-moi, ça faisait longtemps.
- Tu te rappelles, nos joggings près du port, à Barcelone ? Tu ferais bien de faire de même, j’aurais ainsi plus de compagnie que mes seuls écouteurs reliée à cette petite merveille : mon iPod blindé.
- C’est une idée. Allez, cours bien, à tout à l’heure.
- A tout à l’heuuure.

Living in the past, de Jethro Tull, se combinait à mes pas. Le paysage défilait, autour de moi, celui de Central Park. Le réservoir, lieu de prédilection des joggeurs, était en cette soirée bien occupé. Comme tous les autres soirs. La journée avait été d’un calme plat, et pourtant, ma cuite de la veille continuait à se faire ressentir. C’était de là qu’était né le désir d’éliminer les toxines. Le jogging était une habitude que j’avais reprise depuis mon arrivée à New York. La rupture avec le quotidien, les habitudes qui s’installent, et la flemme qui les accompagnent. Une pratique qui ne pouvait qu’être bénéfique, si l’on en croyait les rapports de santé, à l’exception de deux ou trois détails, et qui étoffait mon humeur. Vivifiant était le premier mot que j’associais à celui de sport. La sérénité me gagnait, je me laissais emporter par l’effort faisant s’abaisser les barrières de mon esprit, le stress semblait être évacué au même rythme que les calories, et c’était le genre d’instant que je pensais impossibles à briser. A tort, visiblement.

- Paula Jean Bradshaw.

Mon regard se pose sur le possesseur de cette voix, qui déjà me semble familière, malgré les années qui ont passé, emportant avec elles les frontières de l’irréel. Je m’interromps dans ma course, m’arrête en plein milieu du chemin. Je ne cours pas depuis bien longtemps, mais ce visage m’a coupé le souffle, faisant ressurgir ce que j’avais mis du temps à enfouir, éveillant à la fois surprise, gaité et culpabilité. Perplexité.

- Phoenix…

Son nom s’est échappé dans un souffle. J’observe les traits de son visage ; il n’a pas changé. Quel âge a-t-il, aujourd’hui ? Vingt-quatre ans ? Combien pense-t-il que j’aie : vingt deux ans. Je commence à me sentir mal à l’aise, mon mensonge me rattrape plus que la joie des retrouvailles, les flashs du passé se bousculent dans mon crâne. J’essaye de réaliser, avec peine, l’observe encore quelques secondes, avant de me rendre compte de ma réaction totalement inappropriée. Un sourire parvient enfin à se faufiler sur mes lèvres, les étirant, et je ne sais à vrai dire pour quelle attitude opter.

- Qu’est-ce que tu fais là, à New York ?