Phoenix se regarda dans le miroir - chose assez exceptionnelle pour être précisée - poussa un soupir, considérant qu'il était prêt. Il s'était coiffé pour l'occasion, et avait même mis un pantalon à peu près bien repassé. Aujourd'hui, c'était l'évènement du siècle. Il allait voir sa soeur. Pas Aspen, ni Madison. Sa soeur, sa grande et extraordinaire soeur, Alaska McDaniels. Il tira sur son pull pour le défroisser et sortit de sa chambre à toute vitesse, constatant qu'il était presque en retard. Ce n'était vraiment pas le moment d'être en retard ! Il enfila ses baskets en un temps record, attrapa ses clefs et sortit en catastrophe de son appartement. Un bref coup d'oeil à sa montre, et il descendit les escaliers deux par deux. S'il n'y avait pas trop de circulation, il arriverait pile à l'heure. Arrivé en bas il fit un bond sur son scooter, enfila son casque et démarra précipitamment. Direction l'Upper East Side, sur Columbus Avenue. Alaska ne faisait pas les choses à moitié, c'était le cas de le dire. Pas question pour eux de se donner rendez-vous dans un bar miteux du Bronx. Pas pour de telles retrouvailles.


Alaska avait été son icône pendant toute son enfance, véritable fierté familiale du fait de son talent pour la danse. Il fallait l'avouer, elle était terriblement douée. Il l'avait vue danser à plusieurs reprises, et au fil ses années son admiration pour elle n’avait cessé de grandir. Durant ses spectacles, il était comme un gamin émerveillé, détaillant chacun de ses mouvements en se sentait frémir de fierté. Car oui, il était fier, pour lui Alaska était la perfection même, le symbole de la réussite. Elle avait trouvé sa voie et Phoenix espérait faire comme elle un jour. Pourtant, il ne la connaissait pas beaucoup, et c'était sûrement pour ça qu'il l'idolâtrait à ce point. Alaska était un peu comme un rêve, quelque chose d'impossible à saisir, et pourtant qui était là tous les jours. Sa photo ornait la cheminée et son sourire illuminait le salon familial toute l’année. Comme ça on ne pouvait pas l'oublier, qu'elle soit à Paris, à New York, ou plus loin encore. Et lorsqu’elle revenait chez eux à Noël, tout le monde s’activait pour préparer son arrivée. On recevait Alaska comme une star,et puis on faisait une nouvelle photo de famille, avant de lui dire au revoir, et à l’année prochaine. C’était toujours comme ça que ça se passait. Alaska et sa famille, c’était comme un spectacle. C’était merveilleux, bien trop court, le rideau se fermait et c’était fini.

Phoenix donna un coup d’accélérateur, c’était la dernière ligne droite et il était arrivé au Joe’s Coffee. Il ne savait pas si c’était de l’impatience ou de l’appréhension qu’il ressentait, en tout cas, il ne se sentait pas très bien et il avait l’impression de mourir de chaud. Il se gara là où il pouvait, ôta son casque et prit la direction du café. Il était seize heure vingt-sept. D’ici à ce qu’il atteigne le café, il serait trente. Il était à l’heure. Et si jamais Alaska n’était pas là ? Si elle avait retenue pour une quelconque raison ? Il était conscient qu’elle devait avoir un emploi du temps de ministre, et que donner un peu de son temps à Phoenix était déjà un réel effort de sa part. Il craignait aussi de tomber sur sa soeur en pleine conversation téléphonique avec un quelconque organisateur de gala, un agent ou quelqu’un de ce genre. A côté de ça, il était vraiment minable. Et puis que pourrait-il lui dire ? Ce n’était pas comme si ils avaient beaucoup discutés durant les années passées. Des souvenirs communs, ils n’en avaient pas. Enfin, si, il y avait toujours ses spectacles ! Phoe était incollable sur le sujet et il était capable de lui raconter tout ce qu’elle avait fait dans les moindres détails. Mais il n’était pas sûr qu’elle veuille entendre tout ça. Il poussa la porte, pénétrant dans le petit café avec la tête toujours aussi pleine de questionnements. Il balaya la pièce du regard, constatant que sa soeur n’était pas arrivée. Ce n’était pas très grand, mais c’était chic, et ils passaient une musique de style contemporaine que Phoenix n’avait jamais entendue. Il s’installa sur une banquette dans le fond, puis se mit à ronger nerveusement ses ongles, chose qu’il ne faisait jamais d’ordinaire. Allait elle vraiment venir ? Il regarda sa montre. Trente-cinq. Des gens allaient peut-être la reconnaître ici, si elle était habituée des lieux. Il leva les yeux, fixant la porte d’entrée en espérant qu’elle s’ouvre d’une seconde à l’autre. A quel point avait-elle changé depuis la dernière fois ? Allait elle l’apprécier, lui, un gars si insignifiant ? Il bouillonait intérieurement. Il ne se rappelait pas avoir déjà été aussi tourmenté. Une silhouette se dessina de l’autre côtée de la vritine et il se concentra pour mieux distinguer les détails. Elle fit quelques pas, puis poussa la porte. C’était elle. Alaska, en chair et en os, et toujours aussi belle.

« Et un deux trois et deux deux trois et trois deux trois ! Ne regarde pas tes pieds, ils savent ce qu'ils doivent faire ! Et un deux trois et deux deux trois et trois deux trois ! » Alaska tapait dans ses mains tout en criant le tempo que ses danseurs devaient tenir. Nombreux sont les enfants qui ont eu pour berceuse des comptines enfantines, de jolies mélopées, mais sa berceuse, celle qui a été d'un profond réconfort pendant toutes les années de doute, c'était celle-là. Cette ritournelle, toute danseuse qui se respecte la connaît. C'est celle qui dirige ses pas, ses mouvements, ses positions de pieds, de mains, de dos. C'est celle qui décide si elle est dans le rythme ou non. C'est celle qui restera toujours là, contrairement aux personnes physiques qui nous entourent dans le monde. Malgré les langues, l'idée reste la même et c'est réconfortant quand on est dans une chambre d'hôtel, isolé de tout ce qu'on connaît... C'est pourquoi la jeune américaine essayait de leur faire comprendre à quel point c'était important qu'ils ressentent jusqu'au plus profond de leur être. Ce n'était pas une métaphore, c'était une nécessité. Elle ne pouvait pas diriger des danseurs qui ne faisaient que faire de la gym, c'est-à-dire des mouvements à la suite les uns des autres, sans aucun sentiment, sans aucune envie. C'était quelque chose à laquelle elle se refusait et qui pouvait être une condition sine qua non à son boulot de Ballet Mistress au NYCB... Alaska tapa dans ses mains avant de déclarer après un regard vers sam montre « Ok, je vous laisse cet aprem. » Puis, elle rajouta immédiatement, entendant des murmures étonnés par cette subite flexibilité « EXCEPTIONNELLEMENT » . Alaska ne les lâchaient que très rarement avant 21 heures et ils commençaient dès 8h du matin. C'est dire qu'ils n'avaient que peu de temps libre. Alors, une telle déclaration, c'était leur deuxième Noël un peu... Tout le monde se dispersa dans un brouhaha maîtrisé pendant qu'Alaska se dirigeait vers sa loge afin de mettre quelque chose de sortable. Arrivée devant son mini-dressing, elle se posa la question existentielle de chaque fille : qu'est-ce que je vais mettre aujourd'hui. Parce que cette journée était particulière et Alaska le sentait, le savait. Elle allait revoir son frère Phoenix. Certes, ça pouvait paraître complètement futile de voir son frère. Nombre de familles à New-York ne se mettait sans doute pas dans une excitation pareille pour aller voir son frère ou sa soeur. Mais pour Alaska, c'était un peu inhabituel. Elle ne voyait sa très grande famille que lorsque des Noëls. Elle était partie très jeune de chez elle et n'avait pas eu le plaisir (ou le désastre ?) de connaître tous les membres de sa famille. Elle était tellement contente de partir en France, cette terre de ringard mais tellement belle à ce qu'il paraît, que la seule chose qui allait lui manquer, c'était sa famille et surtout son frère jumeau, Salem. Les autres frères et soeurs étaient encore jeunes et ils n'avaient pas vraiment de relation particulière. Malgré tout, elle avait remarqué à la dernière réunion de famille à quel point tout le monde avait grandi, avait changé, étaient devenus des hommes et des femmes. Se retrouver avec ceux qui partageaient son sang était devenu une priorité maintenant qu'ils habitaient tous dans la même ville. Phoenix était maintenant sur le haut de la liste depuis la mort de Salem.

FLASH BACK

Alors qu'elle ne songeait qu'à s'étaler comme une crêpe sur son lit et ronfler jusqu'au lendemain matin, elle vit qu'elle avait reçu un message sur son répondeur. Tout en disant au revoir à ses collègues et en prenant la direction de la bouche de métro la plus proche, elle l'écouta. Au fur et à mesure, son visage se décomposa. « Mademoiselle McDaniels ? Ici l'inspecteur Donwell. J'ai la plus profonde tristesse de vous annoncer que nous avons retrouvé le corps sans vie de votre frère Salem. Si vous pouviez venir reconnaître le corps à l'hôpital... Voilà, je suis désolée Mademoiselle, mes sincères condoléances. » Alaska s'arrêta brusquement, en plein milieu de la rue, complètement interloquée et sans moyens de décider ce qu'elle devait faire. Comme anesthésiée de tout sentiment et de toute réaction, elle ouvrit la bouche et laissa tomber son portable sur l'asphalte. Comment s'était possible ? Salem ? Son frère jumeau ? Mort ? La moitié d'elle ? Le bruit de son portable tombant à terre la ramena à une sorte de réalité car elle le regarda, interloquée. Elle le fixa pendant une éternité avant de doucement se pencher pour tenter de l'attraper. Malheureusement, elle ne réussit pas et le refit tomber encore une fois. Ce fut le déclic, le déclencheur de plein d'émotions. Elle se laissa tomber à terre et se roula en boule, laissant son corps complètement aller. Elle se mit à pleurer, sans pouvoir s'arrêter. Elle ne saurait dire combien de temps elle était restée là, seule dans le noir, ses larmes se mélangeant au gravier. Et puis, la pluie s'en mêla et la réveilla.

FIN FLASH BACK

Alaska prit alors dans son dressing un jean et un haut tout simple et se rendit vers le métro le plus proche pour se rendre au lieu de rendez-vous avec son frère. Elle ignorait tout de lui, ce qu'il faisait, s'il avait une petite-amie... quoique, sur ce point elle avait sa petite idée... Un dernier regard à sa montre et elle se rendit compte qu'elle allait être en retard. Elle détestait être en retard, surtout à ce genre de rendez-vous. Elle aurait voulu faire avancer le métro plus vite, prendre la place du chauffeur invisible et ne pas s'arrêter aux arrêts inutiles pour elle. Finalement, elle descendit et se mit à marcher le plus vite possible pour se rendre au Joe’s Coffee. Elle ouvrit la porte et chercha du regard son frère. Elle le trouva assis sur une banquette et un sourire naturel vint s'échouer sur ses lèvres. Elle s'approcha de lui avant de se pencher pour lui faire la bise. Elle s'assit avant de demander, un peu inquiète « Je ne suis pas trop en retard ? » Elle arrête le serveur qui passait par là avant de lui demander un café. C'était sans doute une mauvaise idée mais tant pis. Elle fit d'ailleurs la moue avant d'avouer à Phoenix, sourire aux lèvres « Je crois que je le regretterai mais bon... »

Phoenix eut du mal à ne pas admirer cette démarche qu’elle avait, toujours si gracieuse et assurée. Alaska était de loin la fille la plus élégante qu’il connaissait. Il ne la quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’elle arrive à sa table, les yeux brillants d’admiration pour celle qui avait été depuis toujours la fierté de sa famille, le modèle de son enfance. Il lui lança un sourire radieux, se levant d’un bond pour lui faire la bise. Elle sentait toujours le même parfum. Finalement elle se recula pour s’asseoir, et lança « Je ne suis pas trop en retard ? » Le sourire de Phoenix s’élargit et il répondit « Non, non, pas du tout, je viens à peine d’arriver. » Il ne pouvait pas cesser de sourire, c’était comme si son air niais allait rester figé sur son visage tant qu’Alaska serait là. Elle commanda un café et Phoenix fit de même. « Je crois que je le regretterai mais bon... » Le jeune homme laissa échapper un léger rire, amusé. « Je doute qu’il y ait quelque chose à regretter.» répondit-il sur un ton clairement flatteur, puis il se redressa un peu sur sa chaise, soucieux de ne pas paraître trop désinvolte. Rien ne devait gâcher ce moment parfait. Car Alaska était, encore et toujours, l’image même de la perfection. Jamais Phoenix ne lui avait trouvé un seul défaut, jamais il ne l’avait vue commettre d’erreur ou faire un seul faux pas. Elle était celle à qui tout réussissait, et en aucun cas il ne voulait la décevoir. Il toussota légèrement, puis déclara « Je suis vraiment content de te voir, tu sais. » Phoenix n’avait pas parlé ainsi depuis très longtemps. Car même s’il avait vingt et un an, les quelques mots qu’il avait prononcé sonnaient comme ceux d’un enfant de dix ans, ils exprimaient une sorte d’innocence et de profond bonheur. C’était sincère, tout simplement, le comble pour un gars qui ne prenait jamais rien au sérieux.

Le serveur déposa les cafés sur la table et Phoenix s’empressa de boire, comme pour se donner un peu de courage. Il était ravi d’être ici, mais tout aussi intimidé par la présence de sa sœur qui avait toujours été un peu impressionnante. Aux repas de famille, on se taisait dès lors qu’Alaska ouvrait la bouche. C’était comme ça depuis toujours. Phoenix croisa le regard de sa sœur, puis osa prendre la parole de nouveau « J’espère que ce rendez-vous ne t’as pas coupé dans ton emploi du temps ! Alors dis-moi, à quoi es-tu occupée en ce moment ? » Son ton témoignait d’un profond intérêt. Phoenix avait toujours été très soucieux de savoir ce qu’elle faisait, il avait toujours pris la peine d’être au courant de ses occupations et avait assisté à chacune de ses nouvelles représentations. Il ne voulait passer à côté d’aucune chose de sa vie. D’une certaine manière, être au courant de tout lui donnait l’impression d’être là pour elle. C’était, en somme, les seules choses qu’il connaissait d’elle, alors il aurait fait n’importe quoi pour être le plus renseigné sur le sujet. Il croisa son regard à nouveau, et il y vit clairement les yeux de sa mère, si bien qu’il esquissa un léger sourire. Il tenta de se rappeler leur enfance, quand Alaska était encore dans la maison McDaniels, mais il n’avait que de très vagues souvenirs de tout cela. Alaska était partie quand il avait vraiment commencé à grandir, si bien qu’il se rappelait beaucoup plus clairement de son absence que de sa présence. Mais il essayait à nouveau de puiser des souvenirs dans ses yeux, profitant de l’avoir en face de lui pour se remémorer les meilleurs moments qu’ils avaient passés ensemble. Mais la tâche s’avérait plutôt difficile. Quand il croisait le regard de Paris, d’Aspen, de Madi et de tous les autres, il n’arrivait pas vraiment à savoir combien de souvenirs lui envahissaient l’esprit. Bons ou mauvais, ils lui apparaissaient par centaines, sans qu’il ait à faire quoi que ce soit. Mais quand il regardait Alaska, il voyait très peu de choses. En fait, il pouvait compter les souvenirs. Il pouvait presque compter les fois où ils s’étaient adressé la parole. Il sentit son cœur se serrer mais tenta de ne pas y prêter attention, préférant boire une autre gorgée de café.