Catherine… ce prénom n’avait de cesse de retentir dans la mémoire de la jolie suisse depuis des semaines. Depuis sa greffe cardiaque, à vrai dire. Juste avant de ne recevoir ce don du ciel, Elvia avait fait la connaissance d’une étonnante demoiselle, mourante, et elles avaient sympathisé. A un point tel que celle-ci avait décidé de lui donner son cœur, lui sauvant ainsi la vie et lui permettant de continuer à vivre l’existence dont elle rêvait. Depuis, la jolie blonde refusait de mettre des costumes masculins et commençait petit à petit à assumer sa féminité. Oh elle savait bien que son père aurait tôt fait de ruiner sa réputation et de lui pourrir toute chance de vivre une vie normale à New York, mais qu’importe. L’épée de Damoclès qui était restée des années durant au dessus de sa tête avait été détruite, ou à tout le moins repoussée. La seule ombre au tableau, c’était cette lettre bouleversante que Catherine avait laissée pour Elvia, et qui lui avait arraché des larmes à chaque lecture. Gabriel London. Elvia s’était mis en tête de le chercher pour lui confier la lettre de son ancien amour quoi qu’il advienne, et si jusqu’ici ses recherches s’étaient révélées infructueuses, la demoiselle avait fini par obtenir gain de cause en trouvant un journaliste brillant portant le même nom. Tout en faisant jouer le fait qu’elle soit multi médaillée d’or aux Jeux Olympiques, elle avait réussi à obtenir un rendez-vous avec ce même journaliste, bien que le sport ne soit pas son domaine de prédilection. L’important n’était pas d’aller au bout de ce fameux rendez-vous mais plutôt de faire connaissance avec ce jeune homme dont Catherine faisait une description si enchanteresse. Elvia avait presque l’impression de le connaître au final, bien que ce ne soit pas le cas. Pire, elle se sentait nerveuse rien qu’à l’idée de se trouver dans le bureau où il officiait à vrai dire. Mais le mot qui décrivit parfaitement l’entrée qu’il fit fut… pressé.

« Bonjour Monsieur London… je suis navrée je m’imposer à vous mais on m’a décrit avec beaucoup de précision votre talent et j’étais curieuse de vous rencontrer. » Elvia s’était relevée pour lui serrer la main, un petit sourire présent contre ses lèvres alors qu’elle venait juste de sortir de l’hôpital il y a peu et que sa tenue féminine la mettait clairement mal à l’aise. « Je suis Elvia Sprüngli-Schwarz. Je sais que vous n’êtes pas journaliste sportif mais ce n’est pas vraiment pour cela que je voulais vous rencontrer. » Et là, le blanc total. Elle qui d’ordinaire n’avait pas de mal à faire preuve de culot, tandis qu’elle croisait son regard et que ses doigts parcouraient l’enveloppe donnée par Catherine, le courage lui manqua… « Peut-être qu’écrire un article cinglant sur mon père vous intéresserait ? Le PDG de Lindt-Sprüngli est une belle prise. »

D’accord, mauvaise idée. A vrai dire, Elvia ne se sentait pas d’attaque pour vider son sac et raconter sa folle rencontre avec Catherine. Sa poitrine marquée d’une très imposante cicatrice, bien que cachée par une écharpe magnifique, la faisait atrocement souffrir et la méfiance évidente de son interlocuteur ne la poussait pas à être dans de meilleures dispositions. Elle déglutit donc avec difficulté, fermant les yeux un instant pour éviter le malaise qu’elle sentait venir et pris le parti d’en sourire. Inutile de paniquer face à ce journaliste en ayant sûrement vu d’autres… et si d’aventure elle ne parvenait pas à maintenir un semblant de dialogue pendant quelques minutes, alors sûrement chercherait-elle à le revoir en dehors, sans éviter le véritable sujet l’amenant ici. « Vous vous méprenez, je n’ai pas envie de mettre en place une vendetta ridicule contre lui ou de vous prendre pour un vulgaire larbin… j’ai trop de respect pour votre travail. Mais je sais que vous êtes reporter de guerre… je ne sais pas du tout vers qui me tourner pour empêcher mon père de promettre des écoles, la venue de médecins et j’en passe et des plus mûres à des peuples en grave difficulté. Je ne suis pas sûre que j’ai besoin de vous faire un dessin… en vérité, mon père cherche juste une bonne publicité. Mais moi, j’ai l’impression d’entendre les cris de désolation de ces personnes. » Elvia poussa un petit soupir après avoir parlé extrêmement vite sous le coup du stress, celui-ci rendant le fond de son discours d’autant plus véridique et crédible. Il n’y avait aucune information fausse dans ce qu’elle disait… simplement, ce n’était pas la véritable raison de sa venue, en tout premier lieu.

« Je suis désolée. Je ne sais pas du tout vers qui me tourner et je pensais que vous, qui êtes allé dans un nombre impressionnant de pays, vous pourriez ne serait-ce que m’aiguiller. Je n’ai pas besoin de grand-chose, juste d’une piste. Après, je disparaitrais de votre bureau comme dans un tour de passe-passe et vous avez ma parole que vous n’entendrez plus jamais mon nom. » Pitié, qu’il accepte. Qu’il ne l’envoie pas sur les roses en balayant tout espoir d’obtenir ne serait-ce qu’une heure de son temps. Sans savoir pourquoi, cet homme l’intriguait. Les propos de Catherine y étaient sûrement pour beaucoup mais la jolie suisse ne voulait pas lâcher le morceau…pas maintenant, pas comme ça.

Le regard d’un vert émeraude d’Elvia, précédemment assombri face à cette petite difficulté s’imposant à elle, venait de s’éclairer face à la chambre qu’il lui donnait. Furtivement, elle rangea soigneusement l’enveloppe contenant la lettre de Catherine, tout en sachant qu’en une heure, les résultats risquaient d’être moindres. Restait à savoir de quoi pourrait se contenter Gabriel pour continuer une potentielle investigation en sa compagnie… « Si vous ne me donnez qu’une heure, alors hors de question de chaumer ! Vous me suivez ? » Elvia avait bien trop analysé son père pour ne pas savoir où trouver toutes les informations compromettantes possibles et imaginables. Ce fut sans doute la raison pour laquelle elle embarqua le journaliste en deux coups de cuillère à pot dans un taxi, direction l’imposante demeure familiale où elle avait été enfermée tant d’années en tant qu’homme. Certes, la jolie suisse y résidait encore, souvent de manière temporaire, à cause de son opération. Son père possédait absolument tout le pécule de son entreprise et les comptes de la demoiselle étaient gelés pour l’instant… Elvia n’avait aucune connaissance du système et avait été tellement enfermée dans une bulle aseptisée qu’elle peinait à se débrouiller toute seule. De plus, le départ effectif de Lawrence pour la Suisse, comme convenu, l’avait privée du seul allié en qui elle avait une confiance aveugle. Puisqu’il n’était pas question de faire appel à Dillon pour l’aider… la patineuse était partie pour tenter de trouver en solo une solution, si toutefois une telle chose était possible. « Suivez-moi discrètement » murmura-t-elle à l’attention de Gabriel tandis qu’ils pénétraient par les cuisines. « N’allez pas vous imaginer que nous rentrons par effraction… il s’agit de mon chez-moi aussi ! » A ceci près qu’elle savait par expérience que la maison était déserte à cette heure : par une chance incroyable, son père était pris toute la journée durant par un conseil d’administration.

En une dizaine de minutes, les deux jeunes gens avaient évité les différents domestiques en train de s’affairer à leurs tâches pour pénétrer dans l’imposant bureau du père Sprüngli-Schwarz. Celui-ci risquait d’être compliqué à fouiller vu le nombre incalculable de dossiers qu’il y avait à fouiller, mais Elvia avait sa petite idée vis-à-vis de la marche à suivre. « Voici un premier dossier monté avec de nombreuses preuves. Factures sans suites, photographies, rapports… mon père garde tout. Si vous me disiez de quoi vous avez besoin, je serais peut-être plus utile ? »

Elvia se remit aussitôt à fouiner dans les dossiers ayant l’air de comporter des informations bancaires, faisant preuve d’un naturel absolu se faisant, du moins jusqu’à ce que la question de Gabriel ne vienne la figer sur place. Ne pas lui mentir ? Il allait la prendre pour une folle, dans ce cas là ! Pourtant, une sorte d’élan de sincérité la frappa de plein fouet alors qu’elle pensait au courage de Catherine. Inutile de jouer les menteuses, et ce fut pourquoi elle dénicha sur le bureau un cadre où se trouvait la photo d’un jeune homme… Elvia déguisée, bien évidemment. « Si vous voulez mieux comprendre ce que je m’apprête à vous dire, observez bien cette personne. » Inutile de paumer le journaliste en route ou de faire en sorte qu’il ne la croit pas… il lui fallait aller droit au but. « Pendant des années, mon père m’a poussée à me déguiser en homme et à me faire appeler Evan. Cela a commencé quand je n’étais encore qu’une enfant naïve et influençable, je n’avais alors pas d’autre choix que celui de lui obéir. Il s’est intéressé à moi à la mort de ma mère, qui ne représentait qu’une nuit parmi tant d’autres à ses yeux… et le problème, c’est qu’il ne supportait pas le fait d’avoir une fille pour héritier. Il lui fallait un mâle, quelqu’un de capable de reprendre son affaire au doigt levé et qui inspirerait à la fois respect et crainte à ses employés une fois qu’il aurait disparut. J’ai obéit… des années durant, parce qu’il menaçait de s’en prendre à mon mentor, à savoir mon majordome. J’ai tenu bon, j’ai enduré tout ce qu’il a osé m’imposer parce qu’il ne sait jamais faire que ça… utiliser les êtres humains comme des pions tant qu’ils peuvent lui servir et les balayer dès lors qu’ils deviennent inutile. J’ai réussi à sortir de cet engrenage, mais très récemment. » Elvia marqua une pause, alors qu’elle venait de repérer un deuxième dossier pouvant potentiellement intéresser Gabriel. Les mouvements de fonds, bien que peu importants d’un premier coup d’œil, mais qui se révélaient dangereux une fois qu’on les épluchait de près.

« J’ai réussi à éloigner Lawrence en le poussant à retourner en Suisse, notre pays natal à l’un comme à l’autre. Disons que certains évènements récents m’y ont poussée. Mais… tout ceci ce n’est pas qu’une basse vengeance. Je suis une grande fille, je peux régler une éventuelle vendetta toute seule… ce que je ne veux pas, c’est qu’il puisse faire du mal à d’autres gens, en leur faisant miroiter monts et merveilles, pas si je peux l’éviter. » Elvia poussa un léger soupir avant de se figer quelques secondes. « Je ne vous demande pas de comprendre. Vous m’avez juste posé la question, et je n’ai pas menti. »

Tout en serrant le dossier qu’elle venait juste de dénicher dans ses mains, Elvia fut surprise de voir Gabriel se rapprocher pour mieux lui faire prendre confiance de quelque chose dont elle se doutait depuis quelques minutes déjà. A vrai dire, au moment même où elle avait préféré rebondir sur cet article plutôt que d’avouer la vérité au jeune homme, elle savait que ses actions ne seraient pas sans conséquences. Pour sûr, elle allait remuer un sacré paquet de boue, détruire probablement de nombreuses vies et se sentir coupable pendant de très nombreuses années, mais… le nombre de vies qu’elle pouvoir sauver par cette simple expression de courage n’était pas non plus à prendre à la légère. La jolie suisse se demandait même comment elle avait pu dormir sur ses deux oreilles jusqu’ici alors qu’elle se doutait de tout ce qui se tramait dans son dos. Bien sûr que son père ne la martyrisait pas uniquement elle ! Ses victimes ne pouvaient se compter sur les doigts des deux mains et si elle reculait maintenant, alors probablement serait-il trop tard pour agir par la suite. « Je sais que je devrais sûrement répondre des conséquences de mes actes… mais qu’est-ce que vous voulez qu’on me fasse de plus !? J’ai déjà enduré tant d’années de mensonge que je ne peux déjà plus me regarder dans une glace. Je sais ce que je m’apprête à faire, et je sais que je serais plus rejetée encore que je ne le suis déjà… j’ai conscience que ma vie risque de devenir extrêmement précaire, mais à bien y réfléchir je m’en moque. Je me suis trop longtemps tue pour faire marche arrière maintenant. Alors s’il faut endosser pleinement ces conséquences dont vous parler, je suis prête. Vous savez pourquoi ? Parce que le jeu en vaut la chandelle. »

Elvia baissa son regard, preuve qu’elle était loin de ne pas éprouver de crainte, avant de ne prendre une douloureuse inspiration. Plus que tout, ce n’était pas le moment de flancher maintenant. Pas alors qu’elle avait enfin trouvé quelqu’un pour l’aider dans cette délicate affaire. « Les vies que l’on va sauver sont bien plus nombreuses, même si vous pouvez trouver que c’est monstrueux de dire ça. Peut-être que dans le fond je ne suis pas mieux que lui pour « préférer » certaines vies à d’autres. Mais je donne leur chance à ceux qui n’en n’ont jamais eu… je donne une opportunité tout comme j’aurais bien voulu qu’on le fasse pour moi. Ce serait un peu lâche de ma part de vous avoir fait faire tout ce chemin pour courber l’échine maintenant, non ? Vaut mieux tard que jamais, comme dit le proverbe… me suivrez-vous sur le terrain, seulement ? »

« Je suis réputée pour faire des choses stupides, parfois… comme venir trouver un journaliste de guerre alors que pour tout le monde je ne suis que patineuse ! » Mais Elvia avait l’intelligence de s’en amuser, au moins. Elle n’avait jamais eu cure du regard des autres, et heureusement. Sans quoi elle ruminerait encore ses nombreuses années enfermées dans la peau d’un homme qu’elle n’était pas, à se morfondre de n’être jamais regardée, touchée, désirée. Aujourd’hui, elle tâchait de prendre son mal en patience tout en partant du principe que rien ne pressait plus. Elle revenait de l’enfer et probablement y retournerait-elle avec l’article que Gabriel écrirait probablement. Les preuves ne manquaient pas, du reste, et ne faisaient sûrement qu’étoffer qu’il devait déjà s’être fait du père de la jolie suisse. Relevés de compte, promesse de vente, prêts… Elvia en avait presque la tête qui tourne à force de se mêler à ces tonnes de papiers dont, pour la plupart, elle n’avait même pas conscience. Si cela se trouvait, la situation était cent fois que tout ce qu’elle s’était permis d’imaginer. Au final, faire comme si elle n’avait aucune famille serait sûrement plus confortable, moins douloureux, plutôt que d’être assimilée à ce monstre prêt à détruire des vies humaines pour son simple profit. « Je ne pensais pas que tout ceci me donnerait autant la nausée… comment pouvons-nous être du même sang ? » Elvia ne serait jamais ainsi. Elle possédait une gentillesse que même ces années de dure éducation n’avait su atténuer ou détruire. Par chance…

« Je ne sais pas si rester anonyme me « sauverais » d’une quelconque manière. J’ai passé ma vie à fuir pour sauver quelqu’un à qui je tenais, mais maintenant qu’il est à l’abri… je ne risque pas grand-chose de pire. Il n’est pas évident que je puisse continuer ma carrière pour cause de soucis de santé, alors vous savez… c’est un peu comme si on m’avait déjà tout pris. » Elvia haussa les épaules avant de monter sur une échelle afin d’atteindre des dossiers perchés. « Vous pensez que s’il portait mon nom… il aurait plus de poids ? Répondez sincèrement. Je n’ai plus besoin que l’on me protège mais plutôt que l’on soit avec moi sur cette affaire. »

« Tout va bien, merci de vous en inquiétez. » Elvia ne voulait surtout pas être considérée comme un boulet à traîner à une cheville, plutôt crever. Elle tâcha de reprendre du poil de la bête en respirant longuement et profondément, mais il fallait se rendre à l’évidence… si elle possédait une très grande endurance avant son opération, c’était un peu moins vrai maintenant qu’elle possédait un cœur neuf. Jamais Elvia n’aurait pu imaginer que tout deviendrait si difficile après. Même rechercher des papiers l’essoufflait… voilà pourquoi la possibilité de s’asseoir face à l’idée de l’ordinateur lui donna une nouvelle excuse pour éviter de rester debout trop longtemps. « Je vais vous mener à la photocopieuse dans une minute, mais avant… je voudrais voir si je connais suffisamment mon père pour découvrir son mot de passe. » Finalement, après avoir pianoté quelques essais tous sans queue ni tête, Elvia s’aperçut avec surprise que son père n’était pas si indifférent à la mère de la demoiselle qu’il voulait bien le laisser entendre… celui-ci avait tout de même utilisé le prénom de la défunte suisse en guise de mot de passe ! Cette vérité arracha une expression à la fois horrifiée et touchée à Elvia, bien qu’il n’y ait de sentiment positif dans aucun des deux cas. « J’ai trouvé ! Je copie un maximum de dossier sur ma clef USB, on fera le tri plus tard, c’est plus sage. » Une chance que l’ordinateur de son père soit suffisamment puissant pour copier les données avec vitesse et efficacité. Résultat, en quelques minutes à peine, elle fut en mesure de s’emparer de la main de Gabriel pour le conduire jusqu’à la salle suivante… en l’occurrence, sa chambre.

« Nous serons tranquilles quelques minutes ici, il s’agit de ma chambre. » Les très nombreuses médailles d’or attestaient de l’appartenance de la chambre mais également plusieurs photos de la demoiselle alors qu’elle était en tenue féminine. Rares, mais bien présentes… et toutes de photographes professionnels pour des magazines. « Je suppose que vous voulez tout photocopier ? Il y a une trieuse, ça ne prendra pas longtemps. » Elvia le laissa œuvrer après avoir allumé la machine avant de prendre une grande inspiration. « Je n’ai pas peur de ce qui va arriver. Au contraire, j’attends depuis longtemps l’occasion de faire quelque chose d’utile. Je crois que c’est le moment… la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue sans quelques risques, vous ne trouvez pas ? » Catherine lui avait inspiré cette phrase. Elvia la lui avait dite avant de la remercier pour sa bonté… qu’elle ne pourrait malheureusement jamais rendre.

« Connue, c’est un bien grand mot ! » Elvia ne s’était jamais considérée comme quelqu’un de « people » et à vrai dire, elle s’en moquait comme de sa première chaussette en laine de brebis. Cela ne la faisait pas vivre et en l’occurrence, cela ne lui rendait pas sa vie, sa vraie vie. Son opération mettait en péril son talent, ce qui la caractérisait et la faisait se sentir réellement vivante. Rien que d’y penser, elle serra légèrement les poings et lutta intérieurement pour ne rien laisser paraître de son trouble pourtant évident. « Je devrais jeter tout ça, d’ailleurs. Vous savez, la célébrité cela ne fait pas le talent. En l’occurrence, il n’est pas dit que je puisse chausser à nouveau des patins et cela me donne réellement envie de hurler. » Le sérieux dont elle faisait preuve était extrême. Certes, elle actionnait actuellement la photocopieuse et ce geste n’avait rien de drôle ou même d’agréable, mais cela n’expliquait pas tout. Surtout pas l’expression horrifiée et manifestement inquiète que lui arracha l’aveu de Gabriel. Pourquoi, comment elle se conduisait ainsi restait un mystère entier. « En Afghanistan ?!? Mais c’est affreusement dangereux là bas, vous êtes fou !! » Elvia ferma les yeux une seconde pour se reprendre et se mordit la lèvre inférieure avant qu’un sourire amusé et moqueur ne prenne bientôt possession de ses traits. « Pardon. C’était déplacé et incroyablement maternel, je ne suis pas votre mère, je n’avais pas à dire des choses pareilles. »

Tandis qu’elle finissait de mettre en route cette énorme photocopieuse dont elle ne se servait jamais, Elvia la contourna pour prendre le premier dossier, sans s’apercevoir que plusieurs feuilles s’étaient déjà échappées et forcément, la jolie suisse glissa sur celles-ci, atterrissant tout droit… dans les bras de Gabriel, bien évidemment ! Un moment interdite, la respiration de la jolie patineuse prit un rythme d’autant plus anarchique que pendant quelques secondes il avait pu avoir une vue on ne peut plus imprenable sur sa poitrine… recouverte d’un évident bandage. Bien sûr, elle tenta de se redresser, non sans démontrer une fois encore son extrême maladresse en la présence du journaliste, maudissant le fait que ses joues se soient mises à rougir d’elles-mêmes, sans avoir demandé la permission préalable. « Décidément ! » maugréa-t-elle.

« Ah non, non, ce n’était pas pour mon affaire que je m’inquiétais ! » Elvia avait l’impression de s’enfoncer. Elle n’allait pas jusqu’à en rougir, heureusement, mais la simple idée de démontrer par a+b que cette idée lui déplaisait prouvait qu’elle n’était pas nette du ciboulot dans son genre. Elle fut néanmoins surprise qu’il lui propose d’être joignable par mail, privilège qu’elle n’aurait jamais osé demander à vrai dire. « Cela ne va pas trop vous déranger si je vous joins effectivement par mail ? Si cela rajoute du danger à votre métier, je vais m’abstenir ! » Elvia se racla légèrement la gorge en s’éloignant alors qu’il venait de l’aider à se relever, le laissant finalement faire les photocopies tandis qu’elle sentait son nouveau cœur se serrer violemment. Mentir n’avait jamais été son fort, contrairement à son père, et continuer à avoir l’impression d’user de la bonté de cet homme formidable la gênait au-delà des mots. Il méritait la vérité, le fait d’avoir l’opportunité de lire cette lettre pour peut-être trouver une sorte de paix intérieure, elle ne savait pas… à vrai dire, elle ne le connaissait pas suffisamment pour pouvoir imaginer sa réaction, mais cela valait le coup d’essayer. « Je ne pense pas revenir sur des patins de sitôt… j’ai été greffée du cœur il n’y a pas longtemps. »

Bientôt, elle sortit la lettre qu’elle avait mise au préalable dans sa poche et qui l’avait torturée depuis l’instant où elle avait mis un pas dans le bureau de Gabriel. Son visage était devenu sérieux, ému, marqué par une souffrance qui n’était pourtant pas réellement la sienne mais qu’elle partageait tout de même, exactement comme lorsque Catherine était toujours en vie. « J’ai rencontré une certaine Catherine à l’hôpital, après mon infarctus. Elle m’a analysée des jours durant et… comme elle se savait mourante, elle m’a confié son cœur. A moi. Je ne sais toujours pas pourquoi elle a fait une chose pareille, mais elle m’a confié énormément de choses sur vous. J’ai été beaucoup touchée par votre personne et… je me suis promis de vous donner la lettre qu’elle m’a transmise à votre attention. Au début, je voulais vous la donner sans utiliser le second prétexte, bien que tout à fait réel, mais je n’ai pas eu le courage. Vous voyez… je ne suis en aucun cas courageuse. » La jolie suisse s’approcha à nouveau pour la lui tendre, ses mains tremblantes trahissant sa haute émotion. Tant pis s’il se défoulait sur elle après…

Elvia ne trouvait rien à ajouter, bien évidemment, surtout pas alors qu’elle se demandait si elle avait bien fait d’avoir cet élan de sincérité maintenant. N’aurait-elle pas mieux fait de l’avoir des heures plus tôt, lorsqu’il rentrait à peine dans son bureau ? Le courage lui avait manqué. La jolie suisse avait eut l’intention de quitter la pièce et s’y attelait, mais un reniflement significatif la retint, la pétrifiant sur place. Il pleurait ? Logique, étant donné la teneur de la lettre, que Catherine lui avait fait lire avant même qu’elles ne passent toutes deux sur le billard. La jeune femme déglutit avec difficulté, se doutant bien qu’elle n’avait aucun droit d’interférer dans ce moment solitaire pour Gabriel, mais sa sensibilité l’empêcha de faire comme si elle n’avait rien remarqué. Il fallait qu’il s’y fasse… laisser quelqu’un en pleine détresse n’avait jamais été dans son caractère. Elvia s’agenouilla donc devant lui, se contentant de poser délicatement sa main contre son épaule, juste pour lui signaler sa présence, et afin qu’il ne sursaute pas. Elle ne pouvait décemment pas lui tourner le dos dans ce moment de détresse, c’était lui demander l’impossible… « Je ne connaissais pas Catherine aussi bien que vous et tous les mots que je peux bien dire ne vous consoleront sûrement en aucune façon, mais je sais de source sûre que cette femme, cette femme formidable vous a aimé jusqu’à son dernier souffle. J’ai espéré jusqu’au bout que nos rôles soient échangés, qu’elle soit celle recevant mon cœur et moi lui offrant ce présent alors que je me savais mourante. J’aurais aimé que cela soit possible parce qu’elle méritait plus que quiconque d’avoir la possibilité de vous dire tout ceci elle-même. Sûrement plus que je ne le mériterais jamais. Mais vous savez… Gabriel… si l’amour avait suffit, elle serait ici avec vous. Ce sont ses mots. Elle vous prendrait la main pour vous dire que rien de tout ceci n’est important tant que vous êtes sain et sauf, vous, de votre côté. »

Elvia avait effectivement pris sa main dans la sienne pour qu’il la serre de toutes ses forces s’il le souhaitait, avant de se mettre à le serrer contre elle, avec toute la chaleur dont elle était capable et le réconfort qu’elle espérait pouvoir lui offrir, ne serait-ce que pour un instant. « Je voudrais échanger les rôles, vraiment. Mais je peux me contenter de dire que vous méritez une belle vie. C’est ce qu’elle vous souhaitait. » Le cœur de la jolie suisse battait à vivre allure, devenant presque douloureux, tant et si bien qu’elle se crispa légèrement. C’est dans un effort conséquent qu’elle se reprit, respirant profondément en espérant de tout cœur que Gabriel ne la repousserait pas violemment… pas alors qu’elle se surprenait à partager ses larmes, les siennes s’écoulant désormais contre ses joues. C’était bien la première fois qu’elle pleurait pour quelqu’un, parce qu’on venait de la toucher du plus profond de son être…

Elvia se surprit à frissonner très légèrement alors que Gabriel l’avait successivement serrée dans ses bras, lui avait essuyé ses larmes pour finalement déposer un baiser contre sa joue pâle et froide. Elle admirait sa force de caractère, celle-là même qui le poussait à aller de l’avant, toujours. La jolie suisse aurait beaucoup aimé être dotée de la même, bien que cela soit le cas d’une certaine manière… n’importe qui aurait sauté du haut d’une falaise face à la vie que son père lui avait imposée, alors qu’elle avait attendu patiemment que son heure ne vienne, en vue de pouvoir enfin se détacher de cette emprise empoisonnée qu’il avait malheureusement sur elle. Finalement, il lui promit de l’aider à construire son futur sur autre chose qu’un mensonge, mais ce qu’elle retint davantage, ce fut cette sorte de supplique qui clôt son discours. Elvia entrouvrit ses lèvres pour exprimer quelque chose mais se retint de justesse. Inutile de foncer tête baissée cette fois, il fallait qu’elle pense mûrement ses paroles avant même que de les exprimer. « Je suis partante, si vous le pouvez. Comptez sur moi pour éviter surtout de vous mentir à l’avenir… même si mon mensonge n’en n’était pas réellement un, vu que j’aurais entrepris cette manœuvre contre mon père tôt ou tard. » Elvia esquissa un bref sourire tandis qu’une idée complètement stupide germait peu à peu dans son esprit. Impossible pour elle de songer à autre chose, celle-ci grandissait à une vitesse folle et s’intensifiait au fur et à mesure de ses respirations.

« Et si… ne dites pas non tout de suite. Vous avez sûrement besoin d’une assistante pendant votre voyage ? Quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux et qui saura vous suivre sans rien dire. Ne me faites pas l’affront de me dire que je suis faible physiquement ou que je dois me préserver car j’ai déjà suffisamment l’impression d’avoir dormi pendant vingt-neuf ans… » La jeune femme peinait presque à avouer son âge tellement cela lui donnait l’impression de se prendre un coup de vieux en pleine poire. Mais il n’empêche que son idée n’était pas totalement stupide. « Je sais que vous venez de me dire de prendre soin de ce cœur tout neuf, mais d’un autre côté… rester ici alors que je n’ai rien du tout, pas même la possibilité de m’entraîner à ce qui me tient le plus à cœur, augmentera bien davantage les risques de rejet que de vous accompagner. Pensez-y… ce sera une bonne façon que l’on tienne mutuellement cette promesse. »

" Vous vous inquièteriez pour moi ? " osa-t-elle demander, incrédule. Ce serait bien une première dans son existence toute entière ! Elvia déglutit avec difficulté pour finalement reprendre le contrôle de ses pensées, malgré la délicate atmosphère les entourant actuellement. La jolie suisse n'était pas quelqu'un de foncièrement susceptible... il fallait y aller de façon extrêmement franche pour la vexer et cela risquait d'être compliqué de la vexer alors que Gabriel y mettait de très nombreuses formes. " Vous pourrez compter sur mes mails de soutien, dans ce cas. Avec un infini plaisir. " C'était grisant d'avoir de l'importance pour quelqu'un, même de façon infime et fugace. Elvia n'aurait jamais cru que cela soit un jour possible. Bien évidemment, Dillon la couvait et plus les jours passaient, plus elle s'attachait à l'originalité de son caractère, mais c'était différent avec le journaliste. Ils n'étaient pas du tout liés par la même histoire, surtout en sachant qu'en elle, la patineuse sentait battre le cœur de la courageuse Catherine. Elle n'osa pas rajouter un mot, se contentant de hocher la tête avant de prendre la moitié des copies pour passer discrètement dans le garage où de très nombreuses voitures étaient exposées. Il n'était pas question qu'ils prennent à nouveau un taxi alors qu'ils pouvaient se véhiculer par eux-mêmes... la plupart des GPS étaient désactivés tant que les voitures n'étaient pas utilisés, par conséquent, ils ne prenaient aucun risque. Elvia s'empara des clefs de la Mini Cooper qu'elle aimait tant conduire incognito pour s'éloigner régulièrement de cette maison de fous furieux. Elle démarra sans attendre, ouvrant le portail à l'aide de son biper pour mieux prendre une route qui, au lieu de se rapprocher du centre ville de New York, s'en éloignait justement.

Dans le plus grand silence, la jolie suisse conduisit Gabriel jusqu'à un grand cimetière en dehors de la grande pomme, avant de l'inciter à l'accompagner. Il lui avait bien demandé si Catherine avait été enterrée quelque part, non ? Ils s'arrêtèrent donc bientôt devant une tombe, ornée de très nombreuses fleurs et dans un marbre particulièrement joli. " J'ai organisé moi-même ses funérailles. Je ne peux malheureusement pas venir tous les jours mettre des fleurs, mais je viens régulièrement. Elle voulait un enterrement et non une incinération... pour que l'on puisse vous comme moi venir la voir de temps en temps. " Elvia esquissa un bref sourire avant de déposer sa main contre l'épaule de Gabriel, sans vouloir s'imposer de quelque manière que ce soit. " Vous souhaitez que je vous laisse quelques minutes avec elle ? Je peux retourner à la voiture et vous y attendre... vous pourrez ainsi prendre votre temps."

Elvia attendait patiemment vers la voiture, profitant de cette petite brise fraîche tandis qu’elle imaginait les propos de Gabriel pouvait bien tenir face à la tombe de Catherine. La jolie suisse s’était surpris à venir régulièrement depuis quelques temps, en profitant pour mettre des fleurs, tâcher de la garder propre… jamais elle n’aurait pu supporter d’envoyer quelqu’un d’autre pour le faire à dire vrai. Elle tenait à remercier cette femme lui ayant sauvé la vie de cette curieuse manière, et nul autre ne devait se substituer à sa place pour mener à bien cette tâche. Sauf qu’une fois que Gabriel fut de retour, les yeux rougis par les larmes qu’il avait très certainement laissé couler, la jeune femme ne put s’empêcher de sortir un paquet de mouchoirs de son sac en bandoulière pour le lui tendre. Il s’agissait d’un réflexe plus que toute autre chose, Elvia n’ayant aucune habitude couver les gens ainsi… mais il s’agissait de Gabriel alors forcément, cela ne pouvait qu’être différent. « Aucun besoin de me remercier. Je lui dois beaucoup, vous savez… à commencer par le fait d’être en vie. »

Tout en revenant en voiture, la demoiselle sentit une légère pression au sein de sa poitrine, comme à chaque fois qu’une forte émotion s’était emparée de son être depuis son opération. Elle démarra tout de même, lui offrant un magnifique sourire avant de caresser délicatement sa joue du bout de sa main droite, comme si cela pouvait le protéger de la tristesse qu’elle sentait largement palpable en lui. Sauf que ce geste eut une durée légèrement plus courte que ce à quoi elle s’attendait, la pression s’accentuant de façon abominable, au point de la pousser à se garer sur le bas côté. « Excusez-moi, je crois que je n’ai juste pas respecté les indications de mon chirurgien et forcément, ça me rappelle à l’ordre. » Elvia se contenta d’abaisser son siège pour « s’allonger » quelques instants en fermant les yeux. La douleur allait forcément s’atténuer, il ne pouvait en être autrement. « Vous pourriez parler s’il vous plaît ? Votre voix est apaisante… »