Le chirurgien avait prévenu Elvia que le fait de vouloir être par monts et par vaux n’était pas bon. De façon on ne peut plus logique, son corps affaiblit la rappelait à l’ordre de la façon la plus douloureuse qui soit. Aucun sourire n’était présent sur ses délicats traits de porcelaine, et si la jolie blonde s’efforçait de garder les yeux clos, c’était simplement pour éviter de n’avoir la tête se mettant à tourner par-dessus le marché. « J’ai déjà pris mes médicaments du jour… à part prendre mon mal en patience, il n’y a pas grand-chose à faire. Quelle sensation horrible, j’ai l’impression d’être coincée sous une pierre… » Elvia n’était pas une pleurnicheuse et savait être plutôt dure au mal, mais elle ne pouvait s’empêcher de grimacer largement en se contractant pour laisser passer ce spasme de douleur aussi calmement qu’elle le put. La jolie suisse s’était attendue à en baver durant les semaines suivant l’opération, mais cela surpassait tout ce qu’elle avait pu imaginer dans ses pires cauchemars. En attendant, rien de très étonnant… elle venait de se faire remplacer l’organe le plus vital qui soit, vouloir la voir danser la rumba deux jours après était un peu prématuré sans doute. « C’est drôle… moi je cherchais les monstres sous mon lit. Au grand désespoir de ma mère qui n’arrivait jamais à me coucher à l’heure dite. » Elvia éclata de rire face à l’aveu de Gabriel et osa rouvrir les yeux quelques secondes, tandis que ses pupilles s’étaient mises à briller légèrement. Venait-elle d’être émue par la confidence du journaliste ?

« Vous chantiez ? » osa-t-elle demander avant de grimacer à nouveau et de devoir fermer les yeux. Elle s’adonna à une respiration profonde, expirant lèvres entrouvertes tout comme juste avant son opération. Si Catherine n’avait pas été là, Elvia aurait été seule… et cette vérité lui faisait encore mal, car elle avait l’impression que cette demoiselle s’était en quelque sorte sacrifiée. La jolie suisse chassa de telles idées de son esprit tandis qu’elle reprenait le contrôle de son corps, doucement mais sûrement. Une telle faiblesse était extrêmement difficile à encaisser pour quelqu’un d’aussi fier qu’Elvia… « Je suis vraiment désolée de nous retarder, vraiment. Mais en attendant… chanteriez-vous pour moi ? J’aimerais beaucoup entendre… je vous promets que je ne me moquerais pas. »

« Espiègle ? Je me plais à le croire » déclara-t-elle malicieusement tandis qu’une nouvelle grimace de douleur, plus importantes que les précédentes, s’était emparée de ses traits délicats. Autant dire qu’elle espérait presque avoir l’opportunité de s’endormir, d’être ainsi anesthésiée de toute peine quelle qu’elle soit. N’avait-elle pas suffisamment souffert ? A de nombreuses reprises, la jolie suisse s’était demandé ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter tant d’épreuves. Puis, elle avait regardé les choses en face et remarqué qu’il y avait bien pire qu’elle si elle regardait suffisamment près. Elvia subissait de nombreuses épreuves, sans soutien ni même espoir que cela ne s’arrange, mais au beau milieu de ses ténèbres, il y avait Gabriel. Cet homme serait toujours une citadelle imprenable qu’elle n’oserait jamais approcher, bien au contraire, mais son cœur ne pouvait pas s’empêcher de se serrer d’autant plus fort à chaque fois que sa voix grave résonnait dans l’atmosphère sonore. Ce fut plus véridique encore lorsqu’il chanta sa chanson préférée. Ce fut à la fois délicieux et incroyablement douloureux. Soudainement, elle avait empoigné son siège pour éviter de hurler, mais bientôt, des larmes percèrent la barrière de ses paupières closes. Cette chanson lui avait toujours parlé. Elle se souvenait même de l’avoir écouté en boucle durant de très longues années… « Vous avez une voix magnifique » trancha-t-elle sans même prendre en compte les larmes d’émotion qu’elle s’était permise de laisser couler. « Pour quelqu’un qui n’a rien de mieux à faire que de rester auprès d’un cimetière et d’une femme qui pourrait lui claquer entre les doigts » rajouta-t-elle avant de ouvrir les yeux et d’esquisser un petit sourire malicieux, qu’elle paya par une nouvelle vague de douleur certes, mais elle était particulièrement fière de sa réplique. Même s’il n’y avait pas vraiment de quoi !

« Vous savez que j’ai chanté ça quand j’étais au lycée, pour un garçon que j’aimais ? Je me suis torturée toute l’année pour savoir comment lui avouer mes sentiments, et j’ai osé à la fête du bahut. J’ai chanté au piano, pas forcément très bien mais le cœur y était… tout le monde semblait aimer, sauf la bonne personne. La pire honte de ma vie. Mais cette chanson a été révélatrice : elle m’a montré son vrai visage ! » Elvia tournait en dérision un moment peu drôle de son existence, mais qui la faisait rire aujourd’hui. Elle n’avait jamais été quelqu’un de négatif, après tout. « Si un jour je peux remonter sur des patins, je la choisirai comme musique de fond. J’espère que vous viendrez me voir et que vous sourirez face au ridicule que vous n’avez pas éprouvé ici et maintenant. Vous êtes plus beau quand vous souriez, vous savez. » Et là, ce fut le drame : la demoiselle se maudit aussitôt intérieurement pour cet élan qu’elle n’avait pas du tout prémédité.

« Je suis une fille, vous savez. Les filles pleurent… même si c’est extrêmement pénible de ne pas pouvoir se retenir ! » Elvia tenta de garder les yeux ouverts quelques minutes d’à filée, ses traits étant soudainement marqués par un sérieux dû à sa concentration. Elle essayait de faire en sorte que sa tête ne tourne pas, chose délicate étant donné les circonstances, mais autant dire qu’elle n’avait aucune envie d’être à nouveau enfermée à l’hôpital. Elle avait presque l’impression d’y avoir passé sa vie… d’un côté, on avait dû la surveiller pour son problème au cœur, et de l’autre, la prison dorée dans laquelle l’avait enfermé son père lui donnait l’impression de n’avoir jamais vécu la vie qu’elle aurait dû avoir. Les rêves avaient beau se bousculer au portillon dans son esprit, sa faiblesse physique la poussait à y renoncer. Elvia serra légèrement les poings à cette pensée. Il n’était pas question qu’elle renonce à ses rêves maintenant qu’elle se défaisait progressivement de l’emprise de son géniteur… elle allait vite mieux, n’est-ce pas ? Du moins se plaisait-elle à le croire. « Je n’irais à l’hosto que si je n’ai pas d’autre choix… autrement dit que je ne suis pas capable de respirer toute seule, pas capable de bouger ou même de garder les yeux ouverts. J’espère que vous ne saurez jamais ce que rester des mois à l’hôpital veut dire… c’est tout le mal que je vous souhaite ! » La jolie suisse respirait profondément, reprenant peu à peu et des couleurs, et le contrôle de son corps. Cette sensation lui donnait envie de hurler de joie, mais elle savait se tenir, heureusement… « Ca me touche que vous ayez foi en moi. Je vais tâcher de ne pas vous décevoir mais je dois admettre qu’en l’état actuel des choses, rien que le fait que de m’habiller le matin me fait tourner la tête. Je regrette mon endurance d’avant, vous ne savez pas à quel point… »

Elvia restait allongée contre le fauteuil de sa voiture, regardant le plafond de celle-ci comme s’il avait un intérêt à couper le souffle. En vérité, elle sentait une sorte de malaise grimper en elle… un malaise ridicule n’ayant aucunement lieu d’être, mais il n’empêche qu’il s’était frayé un chemin dans son esprit et qu’elle ne parvenait pas à l’en chasser. Ce fut sans doute la raison pour laquelle elle plongea ses impressionnants yeux verts dans l’océan bleu de Gabriel, adoptant un sérieux à couper le souffle. « Vous savez… vous n’avez pas besoin de vous forcer ou de vous inquiéter pour moi. J’ai l’habitude de me débrouiller toute seule. Je ne veux pas que vous en fassiez une obligation parce que je porte le cœur de votre grand amour… c’est un peu étrange comme situation, je vous l’accorde. Mais Gabriel, vous ne me devez rien du tout. Je tenais simplement à ce que vous le sachiez. »

« Je n’aime pas me sentir faible. Physiquement, j’entends. Je sais très bien que mon père saura profiter de chaque brèche et c’est justement ce que je veux éviter. Je ne me plains pas, je suis en vie alors que mes jours étaient comptés… au contraire, je m’estime chanceuse. Mais à l’heure actuelle, ma position n’est pas forcément confortable. » Elvia profitait du fait que sa tête tournait nettement moins pour commencer par garder les yeux ouverts. Elle avait l’impression d’entendre davantage le fond des paroles de son interlocuteur de cette façon, sans même savoir pourquoi. « Je ne suis pas grosse. Ce sont de petites conneries alors ? » La jeune femme esquissa un faible sourire avant de tenter de se relever, doucement et péniblement, mais tout de même. Elle savait que ce genre de petit épisode risquait d’arriver souvent jusqu’à ce que sa plaie ne se soit définitivement refermée et que toute cette histoire ne soit plus qu’un mauvais souvenir. Dur pour un sportif que d’attendre le moment fatidique où elle pourrait à nouveau se délecter de son jogging matinale, de ses longues heures d’entraînement tout en faisant fi de tout le reste… Elvia se voyait très bien ne vivre que de ça. Elle n’avait pas besoin d’autre chose pour éprouver un bonheur certain, et c’était une chance. « Si cela ne me plaisait pas, vous partiriez ? » osa-t-elle demander, l’air incrédule et presque enfantin malgré le fait qu’elle s’approche davantage de la trentaine que de l’enfance. Mais bientôt, elle laissa échapper un petit rire taquin. C’était stupide comme question, vraiment !

« Partenaires… ça sonne bien ! Et n’ayez crainte, j’aime bien votre présence. Vous avez l’air bourru comme ça mais si vous aboyez, vous ne mordez pas. Je ne crois pas avoir grand-chose à craindre, pas vrai ? » La respiration calme d’Elvia l’aidait à reprendre le contrôle de son corps petit à petit, chose qui la ragaillardissait d’autant. Vraiment, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir hâte que toute cette phase de faiblesse ne se termine. « Cela vous choquerait exagérément si l’on se tutoyait ? En théorie, des partenaires se tutoient. Enfin… vous savez ce que je ferais si j’avais mon endurance d’avant ? De l’escalade. Ne me demandez pas pourquoi ça m’est venu à l’esprit, je n’en sais fichtre rien ! Je mangerais bien quelque chose de pas bon pour la santé, aussi… ça vous tente ? D’ici cinq minutes je devrais être en mesure de conduire. Et n’ayez crainte… un mauvais repas ne va pas me tuer, comparé à tout ce que j’ai fais de dangereux dans mon existence je pense. »

« Je ne suis pas susceptible » trancha-t-elle tout en haussant les épaules, reprenant un visage plus humain et coloré au fur et à mesure des secondes. La crise lui semblait extrêmement lointaine et de fait, elle n’hésita pas à prendre à nouveau les clefs présentes sur le compteur pour les tourner et ainsi démarrer sans même attendre une seconde supplémentaire. « Attache ta ceinture, ce serait bête que tu passes à travers le pare-brise si jamais je freine trop brusquement, tu ne crois pas ? Je n’ai pas une conduite douce… le circuit, sans doute » avoua-t-elle en haussant une nouvelle fois les épaules, comme si elle confiait la chose la plus naturelle du monde. Sous des airs délicats et angéliques, Elvia avait un besoin constant de s’éprouver. A force d’augmenter la dureté de ses entraînements de patinage, elle s’était découvert un goût prononcé pour le danger. Oh elle n’avait jamais rien fait de préjudiciable, bien évidemment… elle aimait simplement l’adrénaline et il n’y avait rien d’illogique à cela puisqu’elle restait une sportive de haut niveau avant toute chose. Le danger avait toujours été salvateur dans cette vie où elle n’avait jamais eu aucun choix possible, pas de voie de secours, rien qui ne soit dicté par son cruel paternel. Aujourd’hui, la donne changeait. « Je ne prends pas un gramme non plus, mais en général je fais huit heures de sport au minimum. Ca va bien sûr devoir changer, mais… je suppose que ça doit peser dans la balance. Je me force à avoir une alimentation équilibrée, mais j’adore la malbouffe et le chocolat. Mes origines suisses, sans doute ! »

En tournant dans une avenue, Elvia s’arrêta au drive du premier McDonalds qu’elle pu trouver et commanda un véritable repas de roi. De quoi leur combler l’estomac pour des semaines, en théorie… mais il fallait dire que cette frêle blonde avant un appétit d’ogre. Elle n’avait jamais eu peur de l’avouer. « Avant de retourner à ton bureau et de se remettre illico presto le mot « travail » en tête… on va passer ailleurs pour souffler. Je déteste avouer mes faiblesses d’ordinaire, mais j’en ai besoin. » Voilà pourquoi la jeune femme le conduisit dans un quartier ne payant pas de mine, à l’intérieur d’un immeuble n’ayant strictement rien d’extraordinaire pour finalement pénétrer dans un petit appartement décoré avec goût, sans prétention, avec énormément de bordel partout y compris ses très nombreuses médailles d’or. Tout en déposant l’un des deux sacs provenant du Mcdo, Elvia fut prise d’une sorte de panique en voyant toutes les affaires qu’elle avait lavées et qu’elle n’avait pas eu le temps de ranger. Elle fut possédée par une sorte de pulsion ménagère en s’activant comme une folle dingue à ranger à peu près tout ce qui pouvait la gêner, de près comme de loin. « Je ne reçois jamais personne, d’habitude. Avant mon opération, j’étais censée repartir vivre en Suisse avec Lawrence, qui plus est… » avoua-t-elle piteusement. « Mais fais comme chez toi ! » Même après son opération… Elvia restait un véritable rayon de soleil qu’il était difficile de ne pas voir enjoué et lumineux.