Bientôt, Vioryna sentit une vague de tristesse l’envahir sans crier gare. Elle peinait à imaginer l’horreur de l’éducation inculquée par son père, mais peinait tout autant à comprendre comment il pouvait vouloir recommencer le même schéma. Déglutissant avec difficulté, la jeune russe eut l’extraordinaire présence d’esprit de ne pas s’excuser à haute mais plutôt d’un regard, ses yeux se mettant à le couver comme s’il fallait le protéger de sentiments négatifs de ce genre. Il était mille fois plus robuste qu’elle ne le serait jamais, bien évidemment… mais d’un autre côté, elle avait plus de connaissance en matière de sentiments qu’il n’en n’avait à l’heure actuelle. Tous deux possédaient leurs propres avantages sur l’autre… « Seriojah ? » demanda-t-elle de façon totalement innocente, sans se rendre compte qu’elle avait précédemment serré la main de Sergueï comme pour lui faire passer tout souvenir douloureux lié à sa précédente question. « C’est mon ami d’enfance. Il est le fils du Consul de Russie et vit ici depuis quelques mois. Il est mon partenaire des plus belles conneries de mon existence, mon confident… et celui qui m’a sauvé la vie à de très nombreuses reprises. Mais ça aussi, ça ne fait pas appel à un souvenir très heureux. » Au départ, Vioryna ne voulait pas se lancer sur ce fameux souvenir, mais d’un autre côté, cela lui aurait valut de rompre la promesse d’honnêteté qu’elle lui avait faite… « Quand tu as jeté une sorte de disgrâce sur mon nom de famille, ma sœur a tout fait pour me protéger. Mais… un soir, quand je rentrais du conservatoire, quatre types m’ont alpaguée et j’ai fini en sang sur le bitume. Ils ont frappé d’autant plus fort que je ne leur ai pas donné ce qu’ils voulaient au départ. Je me suis battue –j’ignore toujours comment tant j’avais peur, mais si Seriojah ne m’avait pas retrouvée je ne serais pas là pour en parler. Ils n’ont pas pris ce que je t’ai donné il y a quelques temps. »

La jolie violoniste prit une grande inspiration avant de tenter un petit sourire. Cela l’avait longtemps poursuivie mais aujourd’hui… elle savait passer outre. « Qu’est-ce qui te satisfait le plus dans ta vie ? » Vioryna repartit sur quelque chose de plus positif avant de ne pouvoir contrôler une question lui brûlant malheureusement les lèvres… « Je ne peux pas m’empêcher de te poser la question, tu avais raison et ne m’en veux pas… tu ne serais pas heureux d’être père ? Je veux dire… si c’était moi qui portais notre enfant ? »

Vioryna laissa échapper un petit rire amusé face à son discours sur Seriojah. Décidément, la jalousie était un sentiment hautement partagé. « Seriez-vous jaloux, Monsieur Sergueï ? Seriojah ne se serait jamais permis une telle chose si je ne l’avais pas « obligé » à le faire. C’était pour protéger Marya, tu te souviens ? Je te rassure tout de suite, si on se prenait par la main quand on était petits, nous sommes comme un frère et une sœur désormais. Conseillers, confidents, partenaires, mais il est futur consul et je l’encourage à privilégier sa carrière, il a bien le temps pour tout le reste. Crois-moi… il sait bien mieux se tenir que moi. » Vioryna était un petit trublion à côté, de même qu’elle était bien plus fragile que ne l’était son meilleur ami. Sergueï n’avait absolument aucun souci à se faire, la demoiselle n’ayant aucune intention de le trahir ou de lui faire du mal. Ses sentiments envers lui étaient bien trop puissants pour que cette idée ne fasse même que lui traverser l’esprit. En revanche, en l’épousant, elle renonçait à une idée capitale dans la vie d’une femme… voilà qui la fit déglutir avec grande difficulté, tant et si bien qu’elle en oubliait presque de répondre à la question qu’il lui avait précédemment posée. « Moi ? Toi, ma musique, Marya… je ne crois pas qu’il y ait grand-chose de plus important. Tu n’as pas répondu à ma question, en revanche. »

Effectivement, la discussion n’était pas réellement close bien que l’espoir de le faire changer d’avis s’amoindrissait de jour en jour. Vioryna ne voulait pas aller jusqu’au clash, loin d’elle cette envie. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’en reparler… « J’adore Marya également, c’est l’évidence même, mais ce n’est pas pareil ! Sergueï, c’est TA fille, pas la mienne. Il s’agit de ma nièce, et ça, c’est une grosse nuance. Tu n’as jamais eu envie de t’écarter des traditions juste une fois ? Je sais bien que ce n’est pas ton éducation et que je suis atrocement égoïste rien qu’en en parlant… mais tu es déjà père. Tu as une famille, pour ainsi dire. Moi, je n’ai jamais connu la mienne, je n'ai plus personne, même si j'essaye de retrouver ma vraie famille. Tu ne peux pas m’en vouloir d’éprouver un manque, d'avoir de l'amour à revendre ! »

En voyant Sergueï s’éloigner, Vioryna se mordilla la lèvre inférieure. Probablement s’était-elle mal exprimée, ou en avait-elle trop fait… comme d’habitude. La jolie violoniste demeura un moment assise sur le plan de travail, à réfléchir à tout ce qu’ils venaient de se dire mais également à la dernière de tirade de l’homme d’affaires. Ce n’est qu’une fois qu’elle fut plus sûre d’elle et de sa réponse qu’elle se dirigea jusqu’au bureau de Sergueï, où il s’était barricadé. Elle n’eut pas le culot d’entrer, bien trop craintive vis-à-vis du regard qu’il pourrait lui lancer, mais cela ne l’empêcha pas de frapper pour annoncer sa présence ni parler à la porte. Vioryna ne manquait pas de ressource quand elle s’y mettait, après tout… « Je te demande pardon. Je n’ai jamais voulu que tu piétines ton éducation ou ton passé, c’est juste que je ne le comprends pas. Sans doute parce que je ne le connais pas suffisamment… l’affront que tu viens de subir vient avant tout de mon ignorance. Je ne voulais pas te blesser, mais je voudrais simplement que l’on puisse s’exprimer librement sans qu’il n’y ait de porte, de fierté ou de vexation qui ne se mette toujours en travers… voilà ce que j’attends surtout d’un mariage. La possibilité de te parler, de t’écouter en retour. Que l’on puisse se conseiller l’un l’autre et être là l’un pour l’autre. Comme s’il n’y avait que nous contre le reste du monde. Il s’agit juste de notre première dispute de couple, est-ce là la peine d’en faire tout un drame ? Je ne suis pas idiote. Si tu m’expliques, je peux comprendre… mais je vais continuer à gaffer si tu ne m’expliques pas les choses. Je ne suis hélas pas devin… j’ai bien compris que tu ne voulais plus en entendre parler et avant que tu ne remettes ça en doute, je t’accepte tel que tu es, avec tes qualités et tes défauts. Fais de beaux rêves… » Vioryna caressa légèrement la porte comme s’il s’agissait d’un baiser qu’elle lui envoyait de loin, pour mieux rebrousser chemin et partir travailler son violon dans le salon comme elle l’avait prévu. Toute la nuit durant, la jeune russe s’usa les yeux sur son art en préparation de son concert parisien… mais sans se douter de la tragédie qui la frapperait très bientôt.