Une nouvelle journée de boulot. Une de plus. Pour beaucoup, la simple évocation de ces quelques mots était un supplice, un violent retour vers l'ennui, la routine et la monotonie. Le boulot était bien souvent associé à une corvée, un simple moyen de gagner de l'argent pour vivre... La plupart des gens ne languissaient alors qu'une seule chose : les congés. La plupart des gens oui, mais pas Chris. En effet, le jeune homme adorait son job, il lui permettait de s'épanouir, de s'exprimer et de laisser parler ses idées. En réalité, Chris n'avait pas un métier vraiment banal... Il était étalagiste, et donc chargé de créer les vitrines des plus grands magasins new-yorkais. Sa période préférée était bien entendu celle de Noël, mais il s'éclatait tout autant durant le reste de l'année. En ce moment, le jeune homme travaillait sur la vitrine d'un grand magasin du Queens. Après avoir passé des nuits entières penché sur son bureau, des journées complètes à bricoler dans son atelier, il était désormais temps de tout mettre en place. Depuis huit heures du matin, Chris s'affairait donc dans la vitrine dont il devait s'occuper. Bien sûr, et comme toujours dans ces cas-là, un grand nombre de passants s'arrêtaient pour le regarder travailler, en se demandant probablement ce que pouvait bien faire cet homme dans la vitrine. D'autres passaient sans s'arrêter, mais ralentissaient et l'épiaient du coin de l’œil. Mais malgré tout ce regain d'intérêt, l'étalagiste travaillait sans broncher, sans jamais être déconcentré. Il était tellement absorbé et concentré sur son travail qu'il ne remarquait en général même pas les badauds devant la vitrine. Pour lui, le fait de mettre en place tous les objets, les dessins qu'il avait imaginé dans son atelier avait quelque chose de magique. Chaque vitrine était un nouveau monde, un endroit imaginaire où tous ceux qui s'attardaient assez longtemps pour s'imprégner de l'ambiance qu'il voulait faire passer, pouvaient se perdre et s'évader dans ses créations.

Un bout de corde dans la bouche, une énorme paire de ciseau rangée dans la poche arrière de son jean, des coups de pinceau malencontreux sur les bras... Chris ne travaillait que depuis deux heures, mais son œuvre avait déjà pas mal avancé. En même temps, la direction du magasin ne lui avait laissé que deux jours pour tout achever, et il préférait avoir un peu de marge, au cas où quelque chose ne fonctionne pas comme il le souhaitait. Le jeune homme étai donc perché sur un escabeau, en train d'accrocher un petit avion en bois au faux plafond qu'il avait mis en place un peu plus tôt. Après quelques minutes de galère, Chris parvint finalement à pendre son avion, et redescendit de son escabeau en sifflotant. C'est alors que quelque chose attira son attention de l'autre côté de la vitre qui le séparait de la rue. Une petite main secouée frénétiquement, frappant sur la vitrine... Il n'en fallut pas plus pour qu'un large sourire vienne illuminer le visage de l'étalagiste. Il avait reconnu ce petit gars, celui qu'il avait rencontré quelques jours plus tôt à Central Park en compagnie de sa sœur, et d'une jolie jeune fille qui les accompagnait. Et les deux filles ne tardèrent d'ailleurs pas à faire leur apparition dans on champ de vision. Cachée derrière une mèche de cheveux, Chris ne put capter le regard de la jeune femme en question, mais il s'empressa tout de même de s'approcher de la vitre. Il se baissa pour être à la hauteur des enfants, et répondit à leurs signes avec un grand sourire. Puis il voulut faire signe à leur tante de les faire entrer, mais elle fuyait toujours son regard. Alors, pour être certain de bien se faire comprendre, Chris décida de faire signe au petit garçon de le rejoindre à l'intérieur du magasin.

Le petit bonhomme posté de l'autre coté de la vitre n'avait donc pas quitté son grand sourire, et lorsque Chris lui fit signe d'entrer, il n'hésita pas une seule seconde et partit en courant. L'étalagiste s'empressa alors de sortir de sa vitrine. Il se retrouva donc côté magasin, et attendit l'arrivée du petit garçon en se baissant pour l'attraper au vol. Comme prévu, Luis arriva comme une balle et se retrouva très vite dans les bras du jeune homme. Aussitôt, il lui demanda s'il pouvait avoir l'avion, ce à quoi Chris se mit à rire. « Oh, celui-là non, je ne peux pas te le donner, mais je t'en ferai un pour toi si tu veux ! Tu pourras même le peindre comme tu veux... » Avant même qu'il ne puisse terminer sa phrase, le petit garçon enchaîna d'un ton très sérieux sur le fait qu'il puisse apporter son aide à Chris. « Oui, je vois bien que tu es un homme ! Mais tu sais, si mon patron sait que je me suis fait aidé, il va vouloir t'embaucher à ma place... » Décidément, ce petit bonhomme était trop mignon et Chris ne pouvait pas s'empêcher de sourire en le regardant. Alors qu'il tenait toujours l'enfant dans ses bras, le jeune homme vit arriver Zélie accompagnée de la petit sœur de son nouvel associé. Évidemment, elle somma le petit garnement de revenir avec elle, ce qui ne lui convint visiblement pas puisqu'il la transperça du regard.

C'est alors que pour la toute première fois de la matinée, Zélie daigna poser son regard sur l 'étalagiste, et ce pour s'excuser. Ou plus exactement pour excuser son neveu qui selon elle, venait importuner Chris durant son travail. « Oh, ne t'en fais pas pour ça, j'allais justement faire une pause... » En réalité, il n'avait pas vraiment prévu de pause dans son temps de travail, mais cette perspective ne lui déplaisait pas. L'arrivée de Luis lui avait donné cette idée, et après tout il aurait tout le temps de rattraper son éventuel retard dans l'après-midi. « Et je t'avoue que je n'en vois pas des comme lui tous les jours non... Ce jeune homme vient de me proposer ses services ! » dit-il fièrement en passant sa main dans les cheveux du petit garçon pour le décoiffer. Tout en souriant, il se pencha pour le poser par terre et lui rendre sa liberté, en espérant qu'il retourne vers sa tante. Mais comme il aurait également pu le prévoir, Luis prit la direction opposée, et s'engouffra dans la vitrine en travaux. « Hey ! Pas si vite ! » Le jeune homme partit rapidement derrière lui, et il le trouva arrêté net au milieu de la vitrine, bouche bée, les yeux levés vers le ciel. Luis n'avait très certainement jamais rien vu de comparable, et il était tout bonnement émerveillé devant le monde que Chris était en train de créer. Des avions, des créatures volantes étranges et attachantes à la fois... Tout était réuni pour attirer l'attention des petits garçons comme lui. Chris resta quelques instants à le contempler, se disant qu'il ne devait pas avoir si mal travailler puisque l'effet escompté fonctionnait déjà. Puis, le jeune homme recula de quelques pas afin d'entrevoir Zélie et Aurora qui étaient restées dans le magasin à proprement parler. « Hm.. J'espère que tu n'étais pas trop pressée... » s'enquit-il avec un léger sourire aux lèvres. Visiblement, le petit Luis était à sa place ici, et il ne décollerait pas de si tôt, pour le plus grand bonheur de Chris qui en profita pour lui poser quelques questions. « Ça te plaît bonhomme ? Tu crois que les autres enfants aimeront ce que j'ai fait ? » En effet, il n'y avait rien de mieux que l'avis d'un spécialiste pour l'étalagiste qui pourrait ainsi rectifier ses potentielles erreurs de jugement sur la réaction que devraient avoir les enfants face à sa vitrine.

Comme à chaque fois qu'un enfant s'arrêtait devant une de ses vitrines, Chris attendait avec impatience et appréhension son verdict. Les enfants ne mentant jamais à propos de ce genre de choses, ils représentaient ses plus fidèles juges, et il ne pouvait avoir confiance qu'en eux pour savoir s'il devait continuer ou non ce qu'il avait commencé. Et l'expression qu'il pouvait lire dans les yeux du petit Luis depuis qu'il était arrivait ne semblait pas le trahir. Le jeune homme ne pouvait s'empêcher d'afficher un sourire béat devant le petit garçon qui évoluait dans la vitrine, allant de découverte en découverte et poussant tout un tas d'exclamations qui traduisaient son enthousiasme. Derrière lui, Chris entendit la voix de Zélie lui rappeler qu'il devait faire une pause. Sans réellement la regarder, et toujours aussi absorbé par le petit Luis, il lui répondit en souriant : « Mais je fais une pause là, regarde je ne travaille pas. Luis me remplace ! » Non sans une certaine fierté, le petit garçon parcourait sans s'arrêter la totalité de la vitrine, levant le nez vers les avions que Chris avait fabriqués, puis s'approchant pour toucher les faux nuages qui gisaient encore sur le sol... En voyant son neveu, Zélie préféra prévenir Chris, et lui conseilla de ne pas le laisser faire, mais le jeune homme se contenta de hausser les épaules. Il n'était pas vraiment inquiet. « Ne t'en fais pas... Laisse-le s'amuser. »

Alors que Chris observait encore et toujours Luis, il sentit une légère pression sur sa jambe. Il se déporta alors sur la droite et vit une minuscule petite fille passer fièrement devant lui. « Oh, pardon... » lui dit-il ironiquement, tout en lui faisant signe de continuer son chemin, à la manière d'un valet qui s'inclinerait devant la reine. Ce faisant, il se mit à rire et leva les yeux vers Zélie qui faisait de même, tout en restant un peu à l'écart. Les deux enfants étaient désormais dans la vitrine et jouaient au milieu du beau bazar que Chris avait mis en travaillant. Quelques passants dans la rue s'arrêtaient, interloqués, pour regarder ces deux petits énergumènes, puis repartaient en souriant, probablement amusés de les avoir pris pour des pantins articulés. Au bout de quelques instants, Zélie daigna s'approcher un peu plus de la vitrine, mais sans vraiment s'y engouffrer comme ses neveux l'avaient fait sans hésitation. En la regardant, Chris put percevoir dans ses yeux l'amusement que les enfants provoquaient. En lui faisant un léger signe de la tête, il s'adressa à elle : « Tu peux venir tu sais... » Certes, il concevait très bien le fait que de pénétrer dans une vitrine n'était pas une chose normale pour tout le monde. Mais c'était son quotidien à lui, et rien ne lui faisait plus plaisir que de pouvoir le partager un peu. Après tout, c'était une expérience amusante, et quand on n'a rien de particulier à y faire dedans, il est somme toute assez rare que l'on vous invite dans une vitrine... Mais Chris pouvait faire ça, et il comptait bien y faire venir Zélie.

Sans vraiment attendre sa réponse, Chris décida de s'asseoir en tailleur, par terre, dans un coin de la vitrine où les passants ne pouvaient pas le voir à moins de regarder très attentivement. Mais leur attention étant déjà portée sur les enfants, personne ne le remarquerait ici. En les regardant jouer ensemble, Chris s'exclama une nouvelle fois : « Tu as beaucoup de chance d'avoir des neveux comme eux... » Un brin rêveur, et sans jamais quitter son petit sourire, le jeune homme était définitivement hypnotisé par le fait que son propre travail leur plaise autant.

Alors que Chris s'était installé dans un coin discret de sa vitrine, Zélie semblait vouloir rester à l'écart. N'osant pas entrer complètement dans cet espace où elle n'avait sans doute pas l'habitude d'évoluer, elle surveillait ses neveux de loin. Même lorsque le jeune étalagiste lui proposa d'entrer, elle se contenta d'avancer un peu plus, sans pour autant poser un seul pied à l'intérieur de la vitrine. Chris commença par hausser les épaules. Après tout, si elle ne voulait pas venir avec eux, il ne pouvait pas la forcer ! Puis, au bout d'un moment, il la vit traverser furtivement tout l'étendue de la vitrine pour venir s'asseoir tout contre la vitre, faisant ainsi face au travail qu'il avait accompli jusqu'à maintenant. Le jeune homme la regarda faire avec un sourire aux lèvres, et resta silencieux pendant tout le temps où elle observa son travail. Tout à coup, elle lui suggéra de venir s'asseoir près d'elle s'il voulait voir les défauts de sa création. Interloqué, il ne répondit rien mais resta bouche bée pendant quelques instants. Comment cette fille qu'il connaissait à peine pouvait-elle lui dire ça ? De quel droit se permettait-elle de trouver des défauts, alors qu'il ne l'avait croisée qu'une seule fois avant aujourd'hui ? Chris aurait du, ou plutôt aurait pu être vexé au plus haut point devant ce jugement qui lui semblait un peu hâtif, mais il n'en fut rien. Au contraire, le regard qu'elle porta sur lui juste après lui apparu plus comme l'expression d'un jeu, plutôt que celle d'un jugement impartial. Curieux, Chris se redressa lentement, et se dirigea vers elle. Au passage, il en profita pour ébouriffer une nouvelle fois les cheveux du petit Luis qui commençait à s'agiter au milieu des ballons et autres maquettes qui jonchaient encore le sol dans l'attente d'être fixées au mur ou au plafond. Le jeune homme arriva donc à hauteur de Zélie, et s'installa juste à côté d'elle. Assis contre la vitre, il tournait donc le dos aux passants, à son public privilégié, celui-là même qui jugeait son travail tous les jours. Et cette fois, Chris était à sa place, face à son travail.

Il s'était installé si près d'elle que leurs épaules se frôlaient, mais l'étalagiste voulait avoir absolument le même point de vue qu'elle, histoire de vérifier si ce qu'elle avançait était vrai. Même s'il ne la connaissait pas, le fait qu'elle blague ou qu'elle le taquine à propos de son job ne lui paraissait pas du tout impossible. En plissant les yeux, Chris parcouru du regard l'étendue de sa création, mais rien de très flagrant ne retint son attention. Tournant alors la tête vers Zélie, il déclara : « Je t'écoute... Énumère-moi absolument tous les défauts que tu vois ici. » Son ton était presque provocateur, comme une réponse au petit jeu qu'elle avait lancé. D'ailleurs, ce n'était peut-être pas un jeu, simplement un avis ! Mais Chris avait choisi de s'en amuser. Aujourd'hui, il avait déjà eut l'avis très éclairé des deux enfants qui jouaient toujours sous son nez, et même si Zélie n'appréciait pas sa création, elle ne pèserait qu'une voix contre deux. En attendant la réponse de la jeune femme, Chris s'évertuait à chercher la moindre petite chose de travers. En se concentrant, il pencha la tête sur le côté, fronça les sourcils, mais malgré tous ces efforts, il constatait simplement que tout ressemblait parfaitement à ce qu'il avait imaginé sur ses plans.